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l’infante hérite, et voilà le chevalier roi[1]. C’est alors le moment de faire largesse à son écuyer et à tous ceux qui l’ont aidé à s’élever si haut. Il marie son écuyer avec une damoiselle de l’infante, qui sera sans doute la confidente de ses amours, laquelle est fille d’un duc de première qualité.

— C’est cela ! s’écria Sancho ; voilà ce que je demande, et vogue la galère ! Oui, je m’en tiens à cela, et tout va nous arriver au pied de la lettre, pourvu que vous vous appelliez le chevalier de la Triste Figure. — N’en doute pas, Sancho, répondit Don Quichotte, car c’est par les mêmes degrés et de la même manière que je viens de te conter que montaient et que montent encore les chevaliers errants jusqu’au rang de rois ou d’empereurs[2]. Il ne manque plus maintenant que d’examiner quel roi des chrétiens ou des païens a sur les bras une bonne guerre et une belle fille. Mais nous avons le temps de penser à cela ; car, ainsi que je te l’ai dit, il faut d’abord acquérir ailleurs de la renommée avant de se présenter à la cour. Pourtant, il y a bien encore une autre chose qui me manque : en supposant que nous trouvions un roi avec une guerre et une fille, et que j’aie gagné une incroyable renommée dans l’univers entier, je ne sais trop comment il pourrait se faire que je me trouvasse issu de roi, ou pour le moins cousin issu de germain d’un empereur. Car enfin, avant d’en être bien assuré, le roi ne voudra pas me donner sa fille pour femme, quelque prix que méritent mes éclatants exploits ; et voilà que, par ce manque de parenté royale, je vais perdre ce que mon bras a bien mérité. Il est vrai que je suis fils d’hidalgo, de souche connue, ayant possession et propriété, et bon pour exiger cinq cents sous de réparation[3]. Il pourrait même se faire que le sage qui écrira mon histoire débrouillât et arrangeât si bien ma généalogie que je me trouvasse arrière-petit-fils de roi, à la cinquième ou sixième génération. Car il est bon, Sancho, que je t’apprenne une chose : il y a deux espèces de descendances et de noblesses. Les uns tirent leur origine de princes et de monarques ; mais le temps,

  1. Bernard del Carpio, canto 38. — Primaléon, chap. 157.
  2. Tirant-le-Blanc, part. 1re, chap. 40, etc. — Le Chevalier de la Croix, liv. 1, chap. 65 et suiv., etc.
  3. Suivant les anciennes lois du Fuero-Juzgo et les Fuéros de Castille, le noble qui recevait un grief dans sa personne ou ses biens pouvait réclamer une satisfaction de 500 sueldos. Le vilain n’en pouvait demander que 300.
    (Garibay, lib. 12, cap. 20.)