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barbe. Le barbier s’y rendait pour ces deux offices, portant un plat à barbe en cuivre rouge ; le sort ayant voulu que la pluie le prît en chemin, pour ne pas tacher son chapeau, qui était neuf sans doute, il mit par-dessus son plat à barbe, lequel, étant bien écuré, reluisait d’une demi-lieue. Il montait un âne gris, comme avait dit Sancho ; et voilà pourquoi Don Quichotte crut voir un cheval pommelé, un chevalier et un armet d’or ; car toutes les choses qui frappaient sa vue, il les arrangeait aisément à son délire chevaleresque et à ses errantes pensées.

Dès qu’il vit que le pauvre chevalier s’approchait, sans entrer en pourparlers il fondit sur lui, la lance basse, de tout le galop de Rossinante, bien résolu de le traverser d’outre en outre ; mais au moment de l’atteindre, et sans ralentir l’impétuosité de sa course, il lui cria : « Défends-toi, chétive créature, ou livre-moi de bonne grâce ce qui m’est dû si justement. » Le barbier, qui, sans y penser ni le prévoir, vit tout à coup fondre sur lui ce fantôme, ne trouva d’autre moyen de se garer du coup de lance que de se laisser tomber en bas de son âne ; puis, dès qu’il eut touché la terre, il se releva plus agile qu’un daim, et se mit à courir si légèrement à travers