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fais pas assez respecter. Voilà Gandalin, l’écuyer d’Amadis, qui devint comte de l’Île-Ferme ; eh bien ! on lit de lui que jamais il ne parlait à son seigneur, sinon le bonnet à la main, la tête penchée et le corps incliné, more turquesco. Mais que dirons-nous de Gasabal, l’écuyer de don Galaor, lequel fut si discret que, pour nous instruire de son merveilleux talent à garder le silence, son nom n’est cité qu’une fois dans tout le cours de cette grande et véridique histoire ? De tout ce que je viens de dire, tu dois inférer, Sancho, qu’il est nécessaire de faire la différence du maître au valet, du seigneur au vassal, du chevalier à l’écuyer. Ainsi donc désormais nous devrons nous traiter avec plus de respect, sans prendre trop de corde et nous permettre trop de badinage. Car enfin, de quelque manière que je vienne à me fâcher contre vous, ce sera toujours tant pis pour la cruche[1]. Les récompenses et les bienfaits que je vous ai promis viendront à leur temps, et s’ils ne viennent pas, du moins, comme je vous l’ai dit, votre salaire ne se perdra point. — Tout ce que dit votre grâce est parfaitement bien, répondit Sancho ; mais je voudrais savoir, si le temps des récompenses ne devait jamais venir, et qu’il fallût s’en tenir aux gages, combien gagnait dans ce temps-là un écuyer de chevalier errant ; et s’il faisait marché au mois, ou à la journée, comme les goujats des maçons. — À ce que je crois, répliqua Don Quichotte, les écuyers de ce temps-là n’étaient pas à gages, mais à merci ; et si je t’ai assigné des gages dans le testament clos que j’ai laissé chez moi, c’est en vue de ce qui pourrait arriver. Car, en vérité, je ne sais pas encore comment prendra la chevalerie dans les siècles calamiteux où nous sommes, et je ne voudrais pas que, pour si peu de chose, mon âme fût en peine dans l’autre monde. Il faut, en effet, que tu saches, ami Sancho, qu’en celui-ci, il n’est pas d’état plus scabreux et plus périlleux que celui des coureurs d’aventures. — Je le crois bien, reprit Sancho, puisque le seul bruit des marteaux à foulon a pu troubler et désarçonner le cœur d’un errant aussi valeureux que votre grâce. Au reste, vous pouvez être bien certain que désormais je ne desserrerai plus les dents pour badiner sur vos affaires, mais seulement pour vous honorer comme mon maître et seigneur naturel. — En ce cas-là, répliqua Don Quichotte, tu vivras, comme on

  1. Allusion au proverbe espagnol : « Si la pierre donne sur la cruche, tant pis pour la cruche ; et si la cruche donne sur la pierre, tant pis pour la cruche. »