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et en passe une autre, puis revient encore et en passe encore une autre… Ah çà ! que votre grâce fasse bien attention de compter les chèvres que passe le pêcheur ; car, si vous en échappez une seule, le conte finira sans qu’on puisse en dire un mot de plus. Je continue donc, et je dis que la rive de l’autre côté était escarpée, argileuse et glissante, de sorte que le pêcheur tardait beaucoup pour aller et venir. Il revint pourtant chercher une autre chèvre, puis une autre, puis une autre encore.

— Eh, pardieu ! suppose qu’il les a toutes passées ! s’écria Don Quichotte, et ne te mets pas à aller et venir de cette manière, car tu ne finirais pas de les passer en un an. — Combien y en a-t-il de passées jusqu’à cette heure ? demanda Sancho. — Et qui diable le sait ? répondit Don Quichotte. — Je vous le disais bien, pourtant, d’en tenir bon compte, reprit Sancho. Eh bien ! voilà que l’histoire est finie, et qu’il n’y a plus moyen de la continuer. — Comment cela peut-il être ? s’écria Don Quichotte ; est-il donc si essentiel à ton histoire de savoir par le menu le nombre de chèvres qui ont passé, que, si l’on se trompe d’une seule, tu ne puisses en dire un mot de plus ? — Non, seigneur, en aucune façon, répondit Sancho ; car, au moment où je demandais à votre grâce combien de chèvres avaient passé, et que vous m’avez répondu que vous n’en saviez rien, tout aussitôt ce qui me restait à dire s’en est allé de ma mémoire, et c’était, par ma foi, le meilleur et le plus divertissant. — De façon, reprit Don Quichotte, que l’histoire est finie ? — Comme la vie de ma mère, répondit Sancho. — Je t’assure, en vérité, répliqua Don Quichotte, que tu viens de conter là l’un des plus merveilleux contes, histoires ou historiettes qu’on puisse inventer dans ce monde[1], et qu’une telle manière de le conter et de le finir ne s’est vue et ne se verra jamais. Je ne devais pas, au surplus, attendre autre chose de ta haute raison. Mais pourquoi m’étonner ? Peut-être que ces coups, dont le bruit ne cesse pas, t’ont quelque peu troublé la cervelle ? — Tout est possible, répondit Sancho ; mais, à propos de mon histoire, je sais qu’il n’y a plus rien à dire, et qu’elle finit

  1. L’histoire de la Torralva et des chèvres à passer n’était pas nouvelle. On la trouve, au moins en substance, dans la XXXIe des Cento Novelle antiche de Francesco Sansovino, imprimées en 1575. Mais l’auteur italien l’avait empruntée lui-même à un vieux fabliau provençal du XIIIe siècle. (Le Fableor, collection de Barbazan, 1756), qui n’était qu’une traduction en vers d’un conte latin de Pedro Alfonso, juif converti, médecin d’Alphonse-le-Batailleur, roi d’Aragon (vers 1100).