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chose sainte, suivant ce texte : Si quis, suadente diabolo, etc.[1] ; et cependant, à vrai dire, je n’ai pas porté les mains, mais cette pique ; et d’ailleurs je ne pensais guère offenser des prêtres et des choses de l’église, que je respecte et que j’adore comme fidèle chrétien catholique que je suis, mais au contraire des fantômes et des spectres de l’autre monde. Et quand il en serait ainsi, je n’ai pas oublié ce qui arriva au Cid Ruy-Diaz quand il brisa la chaise de l’ambassadeur d’un certain roi devant sa sainteté le pape, qui l’excommunia pour ce fait ; ce qui n’empêcha pas que le bon Rodrigo de Vivar n’eût agi ce jour-là en loyal et vaillant chevalier[2]. »

Le bachelier s’étant éloigné sur ces entrefaites, Don Quichotte avait envie de voir si le corps qui venait dans la litière était de chair ou d’os ; mais Sancho ne voulut jamais y consentir. « Seigneur, lui dit-il, votre grâce a mis fin à cette aventure à moins de frais que toutes celles que j’ai vues jusqu’à présent. Il ne faut pas tenter le diable. Ces gens, quoique vaincus et mis en déroute, pourraient bien cependant s’apercevoir qu’une seule personne les a battus ; la honte et le dépit pourraient bien les ramener sur nous prendre leur revanche, et ils nous donneraient du fil à retordre. Croyez-moi, l’âne est pourvu, la montagne est près, la faim nous talonne ; il n’y a rien de mieux à faire que de nous en aller bravement les pieds l’un devant l’autre ; et, comme on dit, que le mort aille à la sépulture et le vivant à la pâture. » Là-dessus, prenant son âne par le licou, il pria son maître de le suivre, lequel obéit, voyant que Sancho avait la raison de son côté.

Après avoir cheminé quelque temps entre deux coteaux, ils arrivèrent dans un large et frais vallon, où ils mirent pied à terre. Sancho soulagea bien vite son âne ; puis, maître et valet, étendus sur l’herbe verte, ayant toute la sauce de leur appétit, déjeunèrent, dînèrent, goûtèrent et soupèrent tout à la fois, pêchant dans plus d’un panier de viandes froides que messieurs les prêtres du défunt, gens qui rarement oublient les soins d’ici-bas, avaient eu l’attention de charger sur les épaules du mulet. Mais il leur arriva une autre disgrâce, que Sancho trouva la pire de toutes : c’est qu’ils n’avaient pas de vin à boire, pas même une goutte d’eau pour se

  1. Concile de Trente (chap. 56).
  2. Cette prétendue aventure du Cid est racontée avec une naïveté charmante dans le vingt-unième romance de son Romancero.