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voix élevée. « Ce chevalier que tu vois là-bas, avec des armes dorées, qui porte sur son écu un lion couronné, rendu aux pieds d’une jeune damoiselle, c’est le valeureux Laurcalco, seigneur du Pont-d’Argent. Cet autre, aux armes à fleurs d’or, qui porte sur son écu trois couronnes d’argent en champ d’azur, c’est le redoutable Micocolembo, grand-duc de Quirocie. Cet autre, aux membres gigantesques, qui se trouve à sa main droite, c’est le toujours intrépide Brandabarbaran de Boliche, seigneur des trois Arabies ; il a, comme tu vois, pour cuirasse une peau de serpent, et pour écu une porte, qu’on dit être une de celles du temple que renversa Samson de fond en comble, quand, au prix de sa vie, il se vengea des Philistins ses ennemis[1]. Mais tourne maintenant les yeux de ce côté, et tu verras, à la tête de cette autre armée, le toujours vainqueur et jamais vaincu Timonel de Carcaxona, prince de la nouvelle Biscaie ; il est couvert d’armes écartelées d’azur, de sinople, d’argent et d’or, et porte sur son écu un chat d’or, en champ lionné, avec ces quatre lettres : Miou, qui forment le commencement du nom de sa dame, laquelle est, à ce qu’on assure, l’incomparable Mioulina, fille du duc d’Alfégniquen des Algarves. Cet autre, qui charge et fait plier les reins de cette puissante cavale, dont les armes sont blanches comme la neige et l’écu sans aucune devise, c’est un chevalier novice, français de nation, qu’on appelle Pierre Papin, seigneur des baronnies d’Utrique. Cet autre, qui de ses larges étriers bat les flancs mouchetés de ce zèbre rapide, et porte des armes parsemées de coupes d’azur, c’est le puissant duc de Nerbie, Espartafilardo du Boccage, dont l’emblème, peint sur son écu, est un champ d’asperges, avec cette devise espagnole : Rastrea mi suerte.[2] »

Don Quichotte continua de la même manière à nommer une foule de chevaliers qu’il s’imaginait voir dans l’une et l’autre armée, leur donnant à chacun, sans hésiter, les armes, les couleurs et les devises que lui fournissait son intarissable folie ; puis, sans s’arrêter un instant, il poursuivit de la sorte : « Ces escadrons que tu vois en face de nous sont formés d’une infinité de nations diverses. Voici ceux qui boivent les douces eaux du fleuve appelé Xante par les dieux, et, par les hommes, Scamandre ; ici, sont les montagnards qui foulent les champs massiliens ; là, ceux qui

  1. Ce ne sont pas les portes du temple où il périt qu’emporta Samson, mais celles de la ville de Gaza. (Juges, chap. 16.)
  2. Littéralement cherche mon sort à la piste, dépiste mon sort.