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tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana[1], et que cette autre armée qui vient par derrière nous, est celle de son ennemi le roi des Garamantes[2], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. — Et pourquoi, demanda Sancho, ces deux seigneurs-là s’en veulent-ils ainsi ? — Ils s’en veulent, répondit Don Quichotte, parce que cet Alifanfaron est un furieux païen qui est tombé amoureux de la fille de Pentapolin, très-belle et très-accorte dame, laquelle est chrétienne, et son père ne la veut pas donner au roi païen, à moins que celui-ci ne renonce d’abord à la loi de son faux prophète Mahomet, pour embrasser celle de sa fiancée. — Par ma barbe ! s’écria Sancho, je jure que Pentapolin a bien raison, et que je l’aiderai de bon cœur du mieux que je pourrai. — Tu ne feras en cela que ce que tu dois, Sancho, reprit Don Quichotte ; car, pour prendre part à de semblables batailles, il n’est pas requis et nécessaire d’être armé chevalier. — J’entends bien cela, répondit Sancho ; mais où mettrons-nous cet âne, pour être sûrs de le retrouver après la fin de la mêlée ? car s’y fourrer sur une telle monture, je ne crois pas que cela se soit vu jusqu’à présent. — C’est vrai, reprit Don Quichotte ; mais ce que tu peux faire de lui, c’est de le laisser aller à la bonne aventure, qu’il se perde ou se retrouve ; car, après la victoire, nous aurons tant et tant de chevaux à choisir, que Rossinante lui-même court grand risque d’être troqué pour un autre. Mais fais silence, regarde et prête-moi toute ton attention. Je veux te désigner et te dépeindre les principaux chevaliers qui viennent dans les deux armées ; et pour que tu les voies et distingues plus facilement, retirons-nous sur cette éminence, d’où l’on doit aisément découvrir l’une et l’autre. »

Ils quittèrent le chemin, et gravirent une petite hauteur, de laquelle on aurait, en effet, parfaitement distingué les deux troupeaux que Don Quichotte prenait pour des armées, si les nuages de poussière qui se levaient sous leurs pieds n’en eussent absolument caché la vue. Mais enfin, voyant dans son imagination ce qu’il ne pouvait voir de ses yeux et ce qui n’existait pas, Don Quichotte commença d’une

  1. Nom de l’île de Ceylan dans l’antiquité.
  2. Peuples de l’intérieur de l’Afrique.