Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1836, tome 1.djvu/233

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le marché, les honneurs du bernement, et encore de gens enchantés, dont je ne pourrais tirer vengeance pour savoir jusqu’où s’étend, comme dit votre grâce, le plaisir de vaincre son ennemi. — C’est bien la peine que je ressens, répondit Don Quichotte, et celle que tu dois ressentir aussi. Mais sois tranquille ; je vais dorénavant faire en sorte d’avoir aux mains une épée forgée avec tant d’art que celui qui la porte soit à l’abri de toute espèce d’enchantement. Il se pourrait même bien que la fortune me fît présent de celle que portait Amadis, quand il s’appelait le chevalier de l’Ardente-Épée[1], laquelle fut une des meilleures lames que chevalier posséda jamais au monde ; car, outre qu’elle avait la vertu dont je viens de parler, elle coupait comme un rasoir, et nulle armure, quelque forte ou enchantée qu’elle fût, ne résistait à son tranchant. — Je suis si chanceux, moi, reprit l’écuyer, que, quand même ce bonheur vous arriverait, et qu’une semblable épée tomberait en vos mains, elle ne pourrait servir et profiter qu’aux chevaliers dûment armés tels, tout de même que le baume ; et quant aux écuyers, bernique. — N’aie pas cette crainte, Sancho, reprit Don Quichotte, le ciel en agira mieux avec toi. »

Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, Don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit : « Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée, pour l’admiration de tous les siècles à venir. Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien, il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses

  1. C’est Amadis de Grèce qui fut appelé le chevalier de l’Ardente-Épée, parce qu’en naissant il en avait une marquée sur le corps, depuis le genou gauche jusqu’à la pointe droite du cœur, aussi rouge que le feu. (Part. 1, chap. 46.) Comme Don Quichotte dit seulement Amadis, ce qui s’entend toujours d’Amadis de Gaule, et qu’il parle d’une épée véritable, il voulait dire, sans doute, le chevalier de la Verte-Épée. Amadis reçut ce nom, sous lequel il était connu dans l’Allemagne, parce que, à l’épreuve des amants fidèles, et sous les yeux de sa maîtresse Oriane, il tira cette merveilleuse épée de son fourreau fait d’une arête de poisson, verte et si transparente qu’on voyait la lame au travers. (Chap. lvi, lxx et lxxiii.)