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Le lit dur, étroit, chétif et traître sur lequel reposait Don Quichotte se trouvait le premier, au milieu de cet appartement d’où l’on voyait les étoiles. Auprès de lui, Sancho fit le sien, tout bonnement avec une natte de jonc et une couverture qui semblait plutôt de crin que de laine. À ces deux lits succédait celui du muletier, fabriqué, comme on l’a dit, avec les bâts et tout l’attirail de ses deux meilleurs mulets ; et il en menait douze, tous gras, brillants et vigoureux, car c’était un des riches muletiers d’Arevalo, à ce que dit l’auteur de cette histoire, lequel fait dudit muletier mention particulière, parce qu’il le connaissait très-intimement, et l’on assure même qu’il était tant soit peu son parent[1]. Cid Hamet Ben-Engeli fut, en effet, un historien très-curieux et très-ponctuel en toutes choses, ce que prouvent assez celles qu’il a rapportées jusqu’à présent, puisque, si communes et chétives qu’elles soient, il n’a pas voulu les passer sous silence. De lui pourront prendre exemple les historiens sérieux et graves, qui nous racontent les actions de leurs personnages d’une façon si courte et si succincte qu’à peine le goût nous en touche les lèvres, et qui laissent dans l’encrier, par négligence, ignorance ou malice, le plus substantiel de l’ouvrage. Loué soit mille fois l’auteur de Tablante de Ricamonte, et celui du livre qui rapporte les faits et gestes du Comte Tomillas ! Avec quelle exactitude tout est décrit par eux !

Je dis donc, pour en revenir à notre histoire, que le muletier, après avoir visité ses bêtes et leur avoir donné la seconde ration d’orge, s’étendit sur ses harnais, et se mit à attendre sa ponctuelle Maritornes. Sancho Panza était bien graissé et couché ; mais, quoiqu’il fît tout ce qu’il pût pour dormir, la douleur de ses côtes l’en tenait empêché ; et quant à Don Quichotte, avec la douleur des siennes, il avait les yeux ouverts comme un lièvre. Toute l’hôtellerie était ensevelie dans le silence, et il n’y avait pas, dans la maison entière, d’autre lumière que celle d’une lampe qui brûlait suspendue sous le portail. Cette merveilleuse tranquillité, et les pensées qu’entretenait toujours en l’esprit de notre chevalier le souvenir des événements qui se lisent à chaque page dans les livres auteurs de sa disgrâce, lui firent naître en l’imagination l’une des plus étranges folies

  1. Avant leur expulsion de l’Espagne, les Morisques s’y occupaient de l’agriculture, des arts mécaniques et surtout de la conduite des bêtes de somme. La vie errante des muletiers les dispensait de fréquenter les églises, et les dérobait à la surveillance de l’inquisition.