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prendre une large part dans le fonds commun des aumônes de rédemption. Enfin, après avoir encore donné neuf doubles de gratification aux officiers de la galère où il allait ramer, Cervantès fut mis à terre, le 19 septembre 1580, à l’instant même où Hassan-Aga mettait à la voile pour Constantinople. Ainsi fut conservé Cervantès à sa patrie et au monde.

Le premier usage qu’il fit de sa liberté, ce fut de repousser, par la voie la plus authentique et la plus éclatante, les calomnies dont il avait été récemment la victime. Son infâme délateur, le moine Juan Blanco de Paz, qui se disait faussement commissaire du saint-office, avait profité de l’étroit emprisonnement de Cervantès pour lui attribuer l’exil du renégat Giron, et l’insuccès de leur dernière tentative. Cervantès, une fois libre, supplia le P. Juan Gil de faire établir une enquête. En effet, le notaire apostolique Pedro de Ribera reçut les déclarations de onze gentilshommes espagnols, les plus distingués d’entre les captifs, en réponse à vingt-cinq questions qui leur furent posées. Cette enquête, où se trouvent minutieusement racontés tous les faits relatifs à la captivité de Cervantès, donne en outre d’intéressants détails sur son esprit, son caractère, la pureté de ses mœurs, et ce noble dévouement aux malheureux qui lui gagna tant d’amis. On peut citer, parmi ces dépositions, celle de Don Diego de Benavidès. S’étant informé, dit-il, à son arrivée dans Alger, des principaux captifs chrétiens, on lui cita Cervantès au premier rang, parce qu’il était loyal, noble, vertueux, d’excellent caractère, et chéri des autres gentilshommes. Ce Benavidès rechercha son amitié, et fut traité si cordialement qu’il trouva auprès de lui père et mère. Le moine carmelite Fray Feliciano Enriquez déclare également qu’après avoir reconnu la fausseté d’une accusation calomnieuse portée contre Cervantès, il était devenu son ami, comme tous les autres captifs, auxquels donnait envie sa conduite noble, chrétienne, honnête et vertueuse. Enfin, l’enseigne Luis de Pedrosa déclare que, de tous les gentilshommes résidant à Alger, il n’en a vu aucun faire plus de bien que Cervantès aux autres captifs, et montrer plus de point-d’honneur ; qu’il a surtout une grâce particulière en toute chose, parce qu’il est si spirituel, si prudent, si avisé, que peu de gens approchent de lui.

Est-il étonnant, quand on se reporte aux étranges événements de sa captivité, que Cervantès en ait conservé toute sa vie la mémoire, qu’il ait pris ses propres aventures pour sujets de drames ou de nouvelles, et qu’il ait fait, dans presque tous ses ouvrages, des allusions qui n’étaient point comprises avant qu’on eût reconstruit l’histoire de sa vie ? Il n’oublia pas non plus de quelle manière lui fut rendue la liberté, et sa reconnaissance lui dicta, dans la nouvelle de l’Espagnole-Anglaise, un juste éloge des pères de la Rédemption. Muni de l’enquête dressée devant le notaire Pedro de Ribera, et des certificats particuliers du P. Juan Gil, il mit à la voile