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jaloux, absent, dédaigné, et certain des soupçons qui me tuent. Dans l’oubli où mon feu s’avive, et parmi tant de tourments, ma vue ne peut atteindre l’ombre de l’espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire pas ; au contraire, pour me plonger et m’opiniâtrer dans ma plainte, je jure de la fuir éternellement.

» Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre ? ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les plus certaines ? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi, dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à travers les mille blessures dont mon âme est percée ? Qui n’ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la crainte, quand il voit l’indifférence à découvert, ses soupçons devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la vérité nue déguisée en mensonge ? Ô jalousie, tyran du royaume d’Amour, mets-moi des fers à ces deux mains ! donne-moi, dédain, la corde du supplice ! Mais, hélas ! par une cruelle victoire, la souffrance étouffe votre souvenir !

» Je meurs enfin, et pour n’espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m’obstinerai et resterai ferme en ma pensée. Je dirai qu’on a toujours raison de bien aimer, et que l’âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l’amour ; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a l’âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c’est par les maux qu’il nous fait qu’amour maintient en paix son empire. Cette opinion, un lacet misérable, et accélérant le terme fatal où m’ont conduit tes dédains, j’offrirai aux vents le corps et l’âme sans laurier, sans palme de gloire à venir.

» Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m’oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j’abhorre, puisque cette profonde blessure de mon cœur te donne d’éclatantes preuves de la joie qu’il sent à s’offrir aux coups de ta rigueur, si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes beaux yeux soit troublé par ma mort, n’en fais rien ; je ne veux pas que tu me donnes un regret en échange des dépouilles de mon âme. Au contraire, que ton rire, dans le moment funeste, prouve que ma fin est une fête pour toi. Mais c’est une grande simplicité de te donner cet avis, sachant que tu mets ta gloire à ce que ma vie arrive si promptement à son terme.

» Viennent donc, puisque l’heure a sonné, viennent du profond de l’abîme, Tantale avec sa soif, Sisyphe avec le poids de son rocher ; que Prométhée amène son vautour, qu’Ixion n’arrête point sa roue, ni les