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plus de tourment, des morceaux de mes misérables entrailles. Écoute donc, et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au bruit confus qui, pour ma satisfaction et pour ton dépit, s’exhale du fond de ma poitrine amère :

» Que le rugissement du lion, le féroce hurlement du loup, le sifflement horrible du serpent écailleux, l’effroyable cri de quelque monstre, le croassement augural de la corneille, le vacarme du vent qui agite la mer, l’implacable mugissement du taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve, le chant sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire troupe de l’enfer, accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent en un son qui trouble tous les sens ; car la peine qui me déchire a besoin, pour être contée, de moyens nouveaux.

» Ce ne sont point les sables dorés du Tage, ni les oliviers du fameux Bétis, qui entendront les échos de cette étrange confusion ; c’est sur le sommet des rochers et dans la profondeur des abîmes que, d’une langue morte, mais de paroles toujours vivantes, se répandront mes déchirantes peines ; ou dans d’obscurs vallons, ou sur des plages arides, ou dans les lieux que le soleil n’éclaira jamais de sa lumière, ou parmi la multitude de bêtes venimeuses que nourrit le limon du Nil. Et tandis que, dans les déserts sauvages, les échos sourds et incertains résonneront de mon mal et de ta rigueur sans pareille, par privilège de mon misérable destin, ils seront portés dans l’immensité du monde.

» Un dédain donne la mort ; un soupçon faux ou vrai met à bout la patience ; la jalousie tue d’une pointe cruelle ; une longue absence trouble la vie, et à la crainte de l’oubli ne résiste nulle espérance d’un sort heureux ; en tout se montre la mort inévitable. Mais moi, prodige inouï ! je vis

    qu’à Cervantès, et qu’on n’a pas imitée depuis. Dans cet arrangement le pénultième vers, ne trouvant point de consonnance dans les autres, rime avec le premier hémistiche du dernier.


    Mas gran simpleza es avisarte desto,
    Pues sé que està tu gloria conocida
    En que mi vida llegue al fin tan presto.

    Comme ces singularités, et même les principales beautés de la pièce (où elles sont rares) se trouvent perdues dans la traduction, je l’aurais volontiers supprimée, pour abréger l’épisode un peu long, un peu métaphysique, de Chrysostôme et de Marcelle, s’il était permis à un traducteur de corriger son modèle, surtout quand ce modèle est Cervantès.