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oncle, prêtre et bénéficier dans le pays. L’enfant grandit en âge, et grandit en beauté, tellement qu’elle nous rappelait sa mère, qui en avait eu beaucoup, et l’on jugeait même que la fille passerait un jour la mère. Et ce fut ainsi, car dès qu’elle eut atteint quatorze à quinze ans, personne ne pouvait la voir sans bénir Dieu de l’avoir créée si belle, et la plupart s’en retournaient fous d’amour. Son oncle la gardait dans la retraite et le recueillement ; mais néanmoins la renommée de sa grande beauté s’étendit de telle façon que, non-seulement les jeunes gens du pays, mais ceux de plusieurs lieues à la ronde, et les plus huppés, sollicitaient et importunaient l’oncle afin qu’il la leur donnât pour femme. Mais lui, qui va droit son chemin, comme un bon chrétien, quoiqu’il eût voulu la marier dès qu’il la vit en âge de l’être, il ne voulut pas pourtant forcer son consentement, et cela, sans prendre garde au bénéfice qu’il trouvait à garder la fortune de la petite, tant qu’il différait son mariage. Et, par ma foi, c’est ce qu’on a dit à plus d’une veillée du village à la louange du bon prêtre. Et je veux que vous sachiez, seigneur errant, que, dans ces petits pays, on parle de tout et on mord sur tout ; et vous pouvez bien vous mettre dans la tête, comme je me le suis mis, qu’un curé doit être bon hors de toute mesure pour obliger ses paroissiens à dire du bien de lui, surtout dans les villages. — C’est bien la vérité, s’écria Don Quichotte ; mais continuez, je vous prie, car l’histoire est bonne, et vous la contez, bon Pédro, avec fort bonne grâce. — Que celle du Seigneur ne me manque pas, reprit Pédro, c’est celle qui importe le plus.

» Et vous saurez, du reste, que l’oncle proposait bien exactement à la nièce chacun des partis qui se présentaient, en lui vantant leurs qualités et en la pressant de choisir un mari de son goût ; elle, jamais ne lui répondit autre chose, sinon qu’alors elle ne voulait pas se marier, et qu’étant si jeune, elle se sentait trop faible pour porter le fardeau d’un ménage. Avec ces excuses, qui lui semblaient raisonnables, l’oncle cessait de l’importuner, et attendait qu’elle eût pris un peu d’âge, et qu’elle sût choisir une compagnie de son goût ; « car, disait-il, et il disait fort bien, il ne faut pas que les parents engagent les enfants contre leur gré. » Mais ne voilà-t-il pas qu’un beau matin, sans que personne s’y fût attendu, la dédaigneuse Marcelle se fait et se montre bergère ; et, sans que son oncle et tous les gens du pays pussent l’en dissuader, la voilà qui s’en va aux champs avec les autres filles du village, et garde elle-même son troupeau ; et, par ma foi, dès qu’elle se fit voir en public, et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais plus vous dire combien de riches jeunes gens, hidalgos ou labou-