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lui rendre compte de ce qui se passait. Le dey ordonna que l’on conduisît tous les captifs dans son bagne particulier, et que leur chef fût amené immédiatement en sa présence. Cervantès, chargé de chaînes, fut conduit, à pied, du souterrain jusqu’au palais d’Hassan, au milieu des outrages de la populace ameutée.

Le dey l’interrogea plusieurs fois ; il employa les plus flatteuses promesses et les plus terribles menaces pour lui faire avouer ses complices. Cervantès, sourd à toute séduction, inaccessible à toute crainte, persista à n’accuser que lui-même. Le dey, fatigué de sa constance, et touché sans doute de sa magnanimité, se contenta de le faire enchaîner au bagne.

Le kaïd Hassan, dans le jardin duquel s’était passée l’aventure, accourut auprès du dey pour demander qu’on fît sévère justice de tous les fugitifs, et, commençant par son esclave, Juan le jardinier, il le pendit de ses propres mains. Le même sort attendait Cervantès et ses compagnons, si l’avarice du dey n’eût fait taire sa cruauté habituelle. D’ailleurs, la plupart des captifs furent réclamés par leurs anciens maîtres, et Cervantès lui-même revint au pouvoir de Dali-Mami. Mais, soit qu’il lui fît ombrage, soit qu’il lui parût homme de haute rançon, le dey le racheta bientôt après moyennant cinq cents écus.

Cet Hassan-Aga, Vénitien d’origine, et dont le vrai nom était Andreta, fut un des plus féroces forbans qui aient ensanglanté la Berbérie de leurs monstrueux forfaits. Ce que raconte le P. Haedo des atrocités qu’il commit pendant son gouvernement surpasse toute croyance, et fait frémir d’horreur. Il n’était pas moins redoutable à ses esclaves chrétiens, dont le nombre s’élevait presqu’à deux mille, qu’à ses sujets musulmans. Cervantès dit, à ce propos, dans l’histoire du Capitaine captif : «…Rien ne nous causait autant de tourment que d’être témoins des cruautés inouïes que mon maître exerçait sur les chrétiens. Chaque jour il en faisait pendre quelqu’un. On empalait celui-là, on coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu’il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son humeur naturelle le portait à être le meurtrier du genre humain. »

Cervantès fut acheté par Hassan-Aga vers la fin de 1577. Malgré la rigueur de sa captivité, malgré le péril imminent qui le menaçait à chaque tentative d’évasion, il ne cessa de mettre en pratique toutes les ressources que lui offraient les circonstances et son adresse. Dans le cours de l’année 1578, il trouva moyen d’expédier un More pour Oran, avec des lettres adressées au général Don Martin de Cordova, gouverneur de la place. Mais cet émissaire fut arrêté au moment d’atteindre le but de son voyage, et ramené avec ses dépêches au dey d’Alger. Hassan-Aga fit empaler le malheureux messager, et condamna Cervantès, le signataire des lettres, à recevoir deux mille