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j’aie tiré pleine vengeance de celui qui m’a fait un tel outrage. » Sancho, entendant cela, l’interrompit : « Que votre grâce fasse attention, dit-il, seigneur Don Quichotte, que si le chevalier vaincu s’est acquitté de l’ordre qu’il a reçu, en allant se présenter devant madame Dulcinée du Toboso, il doit être quitte et déchargé, et ne mérite plus d’autre peine qu’il ne commette d’autre délit. — Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit Don Quichotte ; ainsi j’annule mon serment en ce qui touche la vengeance à tirer du coupable ; mais je le refais, le répète et le confirme de nouveau, quant à mener la vie que j’ai dite, jusqu’à ce que j’enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t’avise pas de croire, Sancho, que je parle à l’étourdie ; car je ne suis pas sans modèle en ce que je fais, et c’est ce qui se passa au pied de la lettre à propos de l’armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant[1]. — Croyez-moi, mon seigneur, répliqua Sancho ; que votre grâce donne au diable de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu’ils troublent la conscience. Sinon, dites-moi : nous n’avons, par hasard, qu’à passer plusieurs jours sans rencontrer d’homme armé et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas ? Faudra-t-il accomplir le serment malgré tant d’inconvénients et d’incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que votre grâce veut ratifier à présent[2] ? Prenez donc garde qu’il ne passe pas d’hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais ne connaissent peut-être que celles de laitue. — C’est en cela que tu te trompes, reprit Don Quichotte ; car nous n’aurons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que nous y verrons plus de gens armés qu’il n’en vint devant la citadelle d’Albraque, à la conquête d’Angélique-la-Belle[3]. — Paix donc, et ainsi soit-il ! répondit Sancho ; Dieu permette

  1. Orlando furioso, cant. 18, 161, etc.
  2. Voici le serment du marquis de Mantoue, tel que le rapportent les anciens romances composés sur son aventure : « Je jure de ne jamais peigner mes cheveux blancs ni couper ma barbe, de ne point changer d’habits ni renouveler ma chaussure, de ne point entrer en lieux habités ni ôter mes armes, si ce n’est pour une heure afin de me laver le corps, de ne point manger sur nappe ni m’asseoir à table, jusqu’à ce que j’aie tué Charlot, ou que je sois mort dans le combat… »
  3. Dans le poëme de Boyardo, le roi de Tartarie, Agrican, vient faire le siége d’Albraque avec une armée de deux millions de soldats, qui couvrait quatre lieues d’éten-