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un corps si étique, qu’il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau : Sancho Zancas. Ce nom venait sans doute de ce qu’il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes grêles et cagneuses. C’est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que l’histoire lui donne indifféremment, tantôt l’un, tantôt l’autre[1].

Il y avait bien encore quelques menus détails à remarquer ; mais ils sont de peu d’importance, et n’ajoutent rien à la vérité de cette histoire, œuvre de laquelle on peut dire que nulle œuvre n’est mauvaise, pourvu qu’elle soit véritable. Si l’on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci ce serait uniquement que son auteur fut de race arabe, et qu’il est fort commun aux gens de cette nation d’être menteurs. Mais, d’une autre part, ils sont tellement nos ennemis, qu’on pourrait plutôt l’accuser d’être resté en-deçà du vrai que d’avoir été au-delà. C’est mon opinion, car lorsqu’il pourrait et devrait s’étendre en louanges sur le compte d’un si bon chevalier, on dirait qu’il les passe exprès sous silence, chose mal faite et plus mal pensée, puisque les historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés, sans que l’intérêt ni la crainte, la rancune ni l’affection, les fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du passé, exemple du présent, enseignement de l’avenir. Dans celle-ci, je sais qu’on trouvera tout ce que peut offrir la plus attrayante ; et s’il y manque quelque bonne chose, je crois, à part moi, que ce fut plutôt la faute du chien de l’auteur que celle du sujet[2]. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie commençait de la sorte :

À voir lever en l’air les tranchantes épées des deux braves et courroucés combattants, à voir leur contenance et leur résolution, on eût dit qu’ils menaçaient le ciel, la terre et l’abîme. Le premier qui déchargea

  1. Au contraire, c’est la seule fois que Sancho soit nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que Panza signifie panse, et Zancas, jambes longues et cagneuses.
  2. Cervantès fait sans doute allusion au nom de chien que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores. On disait en Espagne, perro moro.