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qu’un simple congé. Don Juan d’Autriche lui donna des lettres pour le roi, son frère, dans lesquelles, faisant l’éloge du blessé de Lépante, il priait instamment Philippe de lui confier le commandement de l’une des compagnies qu’on levait en Espagne pour l’Italie ou la Flandre. Le vice-roi de Sicile, Don Carlos d’Aragon, duc de Sesa, recommandait aussi à la bienveillance du roi et des ministres un soldat jusque-là négligé, qui avait captivé, par sa valeur, son esprit, sa conduite exemplaire, l’estime de ses camarades et de ses chefs.

Muni de recommandations si puissantes, qui promettaient une heureuse issue à son voyage, Cervantès s’embarqua à Naples sur la galère espagnole el Sol (le Soleil), avec son frère aîné, Rodrigo, soldat comme lui, le général d’artillerie Pero-Diez Carrillo de Quesada, précédent gouverneur de la Golette, et plusieurs autres militaires de distinction qui retournaient également dans leur patrie. Mais d’autres épreuves l’attendaient, et le temps du repos n’était pas venu pour lui. Le 26 septembre 1575, la galère el sol fut enveloppée par une escadre algérienne, aux ordres de l’Arnaute (Albanais) Mami, qui avait le titre de Capitan de la mer. Trois bâtiments turcs abordèrent la galère espagnole, entre autres un galion de vingt-deux bancs de rameurs, commandé par Dali-Mami, renégat grec, qu’on appelait le Boiteux. Après un combat aussi opiniâtre qu’inégal, où Cervantès montra sa bravoure accoutumée, la galère, obligée d’amener pavillon, fut conduite en triomphe au port d’Alger, où se fit entre les vainqueurs la répartition des captifs. Cervantès tomba au pouvoir de ce même Dali-Mami, qui avait capturé le navire chrétien.

C’était un homme également avare et cruel. Dès qu’il eut pris à Cervantès les lettres adressées au roi par Don Juan d’Autriche et le duc de Sesa, il tint son prisonnier pour l’un des gentilshommes d’Espagne les plus nobles et les plus importants. Aussitôt, pour en obtenir une prompte et forte rançon, il le chargea de chaînes, l’enferma étroitement, lui fit souffrir toutes sortes de privations et de tortures. C’est ainsi qu’en usaient les corsaires barbaresques avec les captifs de distinction qui tombaient dans leurs mains. Ils les accablaient de mauvais traitements, au moins dans les premiers temps de la captivité, soit pour les obliger à renier leur foi, soit pour qu’ils consentissent à payer une forte rançon, et qu’ils pressassent leurs parents, leurs amis, d’envoyer promptement le prix de leur rachat.

Dans cette lutte contre les souffrances de toutes les heures, Cervantès montra un héroïsme, plus rare et plus grand sans doute que celui du courage, l’héroïsme de la patience, « cette seconde valeur des hommes, comme dit Solis, et aussi fille du cœur que la première. » Loin de céder, loin de fléchir, Cervantès conçut dès lors le projet, tant de fois hasardé par lui, de recouvrer la liberté à force d’audace et d’industrie. Il voulait aussi la rendre à tous ses