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Corfou, et frapper la marine ottomane d’un coup dont elle ne pût se relever. Mais les Vénitiens, qui traitaient secrètement avec Sélim par l’intermédiaire de la France, signèrent un traité de paix au mois de mars 1575. Cette défection inattendue rompit la ligue, et fit renoncer à toute entreprise contre la Turquie. Pour occuper les forces rassemblées par l’Espagne, on résolut d’opérer une descente, soit à Alger, soit à Tunis. Philippe et Don Juan choisirent également ce dernier parti ; mais le roi voulait seulement renverser du trône le Turc Aluch-Aly, pour y replacer le More Muley-Mohammed, et démanteler des forteresses dont la conservation lui coûtait beaucoup, tandis que le prince, son frère, auquel il refusait le titre d’infant d’Espagne, voulait se faire roi de cette contrée, où les Espagnols possédaient, depuis Charles-Quint, le fort de la Golette.

L’expédition fut d’abord heureuse. Après avoir débarqué ses équipages à la Golette, Don Juan envoya le marquis de Santa-Cruz, à la tête des compagnies d’élite, prendre possession de Tunis, abandonné par la garnison turque et la population presque entière. Mais Philippe, non moins inquiet des desseins du prince aventurier qu’irrité de sa désobéissance, lui envoya l’ordre de retourner immédiatement en Lombardie. Don Juan partit, laissant de faibles garnisons dans la Golette et le fort, que les Turcs enlevèrent d’assaut, à la fin de la même année.

Cervantès, après être entré à Tunis avec le marquis de Santa-Cruz, dans les rangs de ce fameux tercio de Figueroa, qui faisait, dit l’historien Vander-Hamen, trembler la terre sous ses mousquets, revint à Palerme avec la flotte. De là il fut embarqué sous les ordres du duc de Sesa, qui essaya vainement de secourir la Golette ; puis alla prendre ses quartiers d’hiver en Sardaigne, et fut ramené en Italie sur les galères de Marcel Doria. Il obtint alors de Don Juan d’Autriche, qui était revenu à Naples au mois de juin 1575, un congé pour retourner en Espagne, dont il était éloigné depuis sept ans.

À la faveur de ces expéditions militaires, Cervantès parcourut toute l’Italie ; il visita Florence, Venise, Rome, Naples, Palerme et le collége de Bologne, fondé pour les Espagnols par le cardinal Albornoz ; il apprit la langue italienne, et fit une étude approfondie de cette littérature, où s’étaient formés, avant lui, Boscan, Garcilaso, Hurtado de Mendoza ; où se formaient de son temps Mesa, Viruès, Mira de Amescua, les frères Leonardo de Argensola. Cette étude influa sur ses travaux postérieurs et sur son style en général, où quelques-uns de ses contemporains, descendant de la secte des anti-pétrarquistes, relevèrent un certain nombre d’italianismes fort peu dissimulés.

Cervantès, alors âgé de vingt-huit ans, estropié, affaibli par les fatigues de trois campagnes, et toujours simple soldat, résolut de revoir son pays et sa famille. D’ailleurs, en se rapprochant de la cour, il pouvait espérer quelque juste récompense de ses brillants services. Il obtint de son général plus