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par respect pour ses autres œuvres, plus relevées et plus héroïques. — Celui-ci, continua le barbier, est le Chansonnier de Lopez Maldonado[1]. — L’auteur de ce livre, répondit le curé, est encore un de mes bons amis. Dans sa bouche, ses vers ravissent ceux qui les entendent, et telle est la suavité de sa voix, que, lorsqu’il les chante, il enchante. Il est un peu long dans les églogues ; mais ce qui est bon n’est jamais de trop. Qu’on le mette avec les réservés. Mais quel est le livre qui est tout près ? — C’est la Galatée de Miguel de Cervantès, répondit le barbier. — Il y a bien des années, reprit le curé, que ce Cervantès est de mes amis, et je sais qu’il est plus versé dans la connaissance des infortunes que dans celle de la poésie. Son livre ne manque pas d’heureuse invention ; mais il propose et ne conclut rien. Attendons la seconde partie qu’il promet[2] ; peut-être qu’en se corrigeant il obtiendra tout à fait la miséricorde qu’on lui refuse aujourd’hui. En attendant, seigneur compère, gardez-le reclus en votre logis. — Très-volontiers, répondit maître Nicolas. En voici trois autres qui viennent ensemble. Ce sont l’Araucana de don Alonzo de Ercilla, l’Austriade de Juan Rufo, juré de Cordoue, et le Monserrat, de Cristoval de Viruès, poëte valencien. — Tous les trois, dit le curé, sont les meilleurs qu’on ait écrits en vers héroïques dans la langue espagnole, et ils peuvent le disputer aux plus fameux d’Italie. Qu’on les garde comme les plus précieux bijoux de poésie que possède l’Espagne[3]. »

Enfin le curé se lassa de manier tant de livres, et voulut que, sans plus d’interrogatoire, on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier en tenait déjà un ouvert, qui s’appelait les Larmes d’Angélique[4]. « Ah ! je verserais les miennes, dit le curé, si j’avais fait brûler un tel livre, car son auteur fut

  1. Imprimé à Madrid en 1586.
  2. Cervantès renouvela, dans la dédicace de Persilès y Sigismunda, peu de jours avant sa mort, la promesse de donner cette seconde partie de la Galatée. Mais elle ne fut point trouvée parmi ses écrits.
  3. Le grand poëme épique de l’Araucana est le récit de la conquête de l’Arauco, province du Chili, par les Espagnols. Alonzo de Ercilla faisait partie de l’expédition. L’Austriada est l’histoire héroïque de Don Juan d’Autriche, depuis la révolte des Morisques de Grenade jusqu’à la bataille de Lépante. Enfin le Monserrate décrit la pénitence de saint Garin et la fondation du monastère de Monserrat, en Catalogne, dans le neuvième siècle.
  4. Poëme en douze chants, de Luis Barahona de Soto. 1586.