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jours[1]. Emportez le livre chez vous, et lisez-le, et vous verrez si tout ce que j’en dis n’est pas vrai. — Vous serez obéi, répondit le barbier ; mais que ferons-nous de tous ces petits volumes qui restent ? — Ceux-là, dit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie, mais de poésie. »

Il en ouvrit un, et vit que c’était la Diane de Jorge de Montemayor[2]. Croyant que tous les autres étaient de la même espèce : « Ceux-ci, dit-il, ne méritent pas d’être brûlés avec les autres ; car ils ne font ni ne feront jamais le mal qu’ont fait ceux de la chevalerie. Ce sont des livres d’innocente récréation, sans danger pour le prochain. — Ah ! bon Dieu ! monsieur le curé, s’écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer rôtir avec le reste ; car si mon oncle guérit de la maladie de chevalerie errante, en lisant ceux-là il n’aurait qu’à s’imaginer de se faire berger, et de s’en aller par les prés et les bois, chantant et jouant de la musette ; ou bien de se faire poëte, ce qui serait pis encore, car c’est, à ce qu’on dit, une maladie incurable et contagieuse. — Cette jeune fille a raison, dit le curé, et nous ferons bien d’ôter à notre ami, si facile à broncher, cette occasion de rechute. Puisque nous commençons par la Diane de Montemayor, je suis d’avis qu’on ne la brûle point, mais qu’on en ôte tout ce qui traite de la sage Félicité et de l’Onde enchantée, et presque tous les grands vers. Qu’elle reste, j’y consens de bon cœur, avec sa prose et l’honneur d’être le premier de ces sortes de livres. — Celui qui vient après, dit le barbier, est la Diane appelée la seconde du Salmantin ; puis un autre

  1. Cet auteur inconnu, qui méritait les galères, au dire du curé, intitula son ouvrage : Tirant-le-Blanc, de Roche-Salée, chevalier de la Jarretière, qui, par ses hauts faits de chevalerie, devint prince et César de l’empire grec. Le héros se nomme Tirant, parce que son père était seigneur de la marche de Tirania, et Blanco, parce que sa mère s’appelait Blanche ; on ajouta de Roche-Salée, parce qu’il était seigneur d’un château-fort bâti sur une montagne de sel. Ce livre, l’un des plus anciens du genre, fut probablement écrit en portugais par un Valencien nommé Juannot Martorell. Une traduction en langue limousine, faite par celui-ci et terminée, après sa mort, par Juan de Galba, fut imprimée à Valence en 1490. Les exemplaires de la traduction espagnole, publiée à Valladolid, en 1511, sont devenus d’une extrême rareté. Ce livre manque dans la collection de romans originaux de chevalerie que possède la Bibliothèque royale de Paris. On l’a même vainement cherché, dans toute l’Espagne, pour la Bibliothèque de Madrid, et les commentateurs sont obligés de le citer en italien ou en français.
  2. Portugais : il était poëte, musicien et soldat. Il fut tué dans le Piémont, en 1561.