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autres impertinences de même étoffe[1]. Pour cela, on peut lui donner le délai d’outre-mer[2], et, s’il se corrige ou non, l’on usera envers lui de miséricorde ou de justice. En attendant, gardez-les chez vous, compère, et ne les laissez lire à personne. — J’y consens, répondit le barbier. » Et, sans se fatiguer davantage à feuilleter des livres de chevalerie, le curé dit à la gouvernante de prendre tous les grands volumes et de les jeter à la basse-cour.

Il ne parlait ni à sot ni à sourd, mais bien à quelqu’un qui avait plus envie de les brûler que de donner une pièce de toile à faire au tisserand, quelque grande et fine qu’elle pût être. Elle en prit donc sept à huit d’une seule brassée, et les lança par la fenêtre ; mais, voulant trop en prendre à la fois, un d’eux était tombé aux pieds du barbier, qui le ramassa par envie de savoir ce que c’était, et lui trouva pour titre Histoire du fameux chevalier Tirant-le-Blanc.

« Bénédiction ! dit le curé, en jetant un grand cri ; vous avez là Tirant-le-Blanc ! Donnez-le vite, compère, car je réponds bien d’avoir trouvé en lui un trésor d’allégresse et une mine de divertissements. C’est là que se rencontrent Don Kyrie-Eleison de Montalban, un valeureux chevalier, et son frère Thomas de Montalban, et le chevalier de Fonséca, et la bataille que livra au dogue le brave Détriant, et les finesses de la damoiselle Plaisir-de-ma-vie, avec les amours et les ruses de la veuve Reposée[3], et madame l’impératrice amoureuse d’Hippolyte, son écuyer. Je vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le style, ce livre est le meilleur du monde. Les chevaliers y mangent, y dorment, y meurent dans leurs lits, y font leurs testaments avant de mourir, et l’on y conte mille autres choses qui manquent à tous les livres de la même espèce. Et pourtant je vous assure que celui qui l’a composé méritait, pour avoir dit tant de sottises sans y être forcé, qu’on l’envoyât ramer aux galères tout le reste de ses

  1. Ce roman est intitulé : Livre du valeureux et invincible prince don Bélianis de Grèce, fils de l’empereur Don Béliano et de l’impératrice Clorinda ; traduit de la langue grecque, dans laquelle l’écrivit le sage Friston, par un fils du vertueux Torribio Fernandez. Burgos, 1579. Ce fils du vertueux Torribio était le licencié Geronimo Fernandez, avocat à Madrid.
  2. C’est-à-dire le délai nécessaire pour assigner en justice ceux qui résident aux colonies, six mois au moins.
  3. L’une était suivante et l’autre duègne de la princesse Carmésina, prétendue de Tirant-le-Blanc.