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mériterait qu’on fît grâce à son ignorance. Mais il ne faut pas oublier le proverbe : derrière la croix se tient le diable. Qu’il aille au feu ! » Prenant un autre livre : « Voici, dit le barbier, le Miroir de Chevalerie[1]. — Ah ! je connais déjà sa seigneurie, dit le curé. On y rencontre le seigneur Renaud de Montauban, avec ses amis et compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de France, et leur véridique historien Turpin. Je suis, par ma foi, d’avis de ne les condamner qu’à un bannissement perpétuel, et cela parce qu’ils ont eu quelque part dans l’invention du fameux Mateo Boyardo, d’où a tissé sa toile le poëte chrétien Ludovic Arioste[2]. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici, et qu’il parle en une autre langue que la sienne, je ne lui garderai nul respect ; mais s’il parle en sa langue, je l’élèverai, par vénération, au-dessus de ma tête. — Moi, je l’ai en italien, dit le barbier, mais je ne l’entends pas. — Il ne serait pas bon non plus que vous l’entendissiez, répondit le curé ; et mieux aurait valu que ne l’entendît pas davantage un certain capitaine[3], qui ne nous l’aurait pas apporté en Espagne pour le faire castillan, car il lui a bien enlevé de son prix. C’est, au reste, ce que feront tous ceux qui voudront faire passer les ouvrages en vers dans une autre langue ; quelque soin qu’ils mettent, et quelque habileté qu’ils déploient, jamais ils ne les conduiront au point de leur première naissance. Mon avis est que ce livre et tous ceux qu’on trouvera parlant de ces affaires de France, soient descendus et déposés dans un puits sec, jusqu’à ce qu’on décide, avec plus de réflexion, ce qu’il faut faire d’eux. J’excepte, toutefois, un certain Bernard del Carpio[4], qui doit se trouver par ici, et un autre encore

  1. Cet ouvrage est formé de quatre parties : la première, composée par Diego Ordoñez de Calahorra, fut imprimée en 1562, et dédiée à Martin Cortez, fils de Fernand Cortez ; la seconde, écrite par Pedro de la Sierra, fut imprimée à Saragosse, en 1580 ; les deux dernières, composées par le licencié Marcos Martinez, parurent aussi à Saragosse, en 1603.
  2. Tout le monde sait que le Boyardo est auteur de Roland amoureux, et l’Arioste de Roland furieux.
  3. Ce capitaine est don Geronimo Ximenez de Urrea. Don Diego de Mendoza avait dit de lui : « Et don Geronimo de Urrea n’a-t-il pas gagné renom de noble écrivain et beaucoup d’argent, ce qui importe plus, pour avoir traduit le Roland furieux, c’est-à-dire pour avoir mis, où l’auteur disait cavaglieri, cavalleros, arme, armas, amori, amores ? De cette façon, j’écrirais plus de livres que n’en fit Mathusalem. »
  4. Ce poëme, écrit en octaves, est d’Agustin Alonzo, de Salamanque, Tolède, 1585. Il ne faut pas le confondre avec celui de l’évêque Balbuena, qui ne parut qu’après la mort de Cervantès.