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la famille d’un grand seigneur, pour ne pas dire sa domesticité. C’était, au reste, un usage fort général : beaucoup de jeunes gentilshommes espagnols se mettaient ainsi, sans croire déroger, au service de la pourpre romaine, soit pour faire à peu de frais le voyage d’Italie, soit pour s’avancer dans l’église à la faveur de leurs patrons.

Ce fut en accompagnant son nouveau maître, lorsque celui-ci retournait à Rome, que Cervantès traversa, chemin faisant, Valence et Barcelone, dont il fit maintes fois l’éloge dans ses écrits, ainsi que les provinces méridionales de France, qu’il décrivit dans sa Galatée ; car à nulle autre époque de sa vie il n’aurait pu visiter ces pays.

Malgré la douce oisiveté que pouvait lui offrir l’antichambre du prélat romain, et l’occasion plus douce encore de se livrer à ses goûts de poëte, Cervantès ne resta pas longtemps dans la domesticité. Dès l’année suivante, 1569, il s’enrôla parmi les troupes espagnoles qui occupaient une portion de l’Italie. Pour les gentilshommes pauvres, il n’y avait d’autres carrières que l’église ou les armes ; Cervantès préféra les armes ; il se fit soldat. Ce mot n’avait pas précisément la même signification qu’aujourd’hui. C’était comme un premier grade militaire, d’où l’on pouvait immédiatement passer à celui d’enseigne (alferez), ou même au rang de capitaine. Aussi, n’était pas soldat qui voulait ; il fallait une sorte d’admission, et l’on disait en Espagne asentar plaza de soldado.

Le moment était bien choisi pour un homme de cœur comme Cervantès. Une grande querelle, qui venait de s’allumer, allait mettre aux prises la chrétienté et l’islamisme. Sélim II, violant les traités, envahit en pleine paix l’île de Chypre, qui appartenait aux Vénitiens. Ceux-ci implorèrent le secours du pape Pie V, qui fit aussitôt réunir ses galères et celles d’Espagne, sous les ordres de Marc-Antoine Colona, aux galères de Venise. Cette flotte combinée partit, au commencement de l’été de 1570, pour les mers du Levant, dans le dessein d’arrêter les progrès de l’ennemi commun. Mais la mésintelligence et l’indécision des généraux confédérés firent échouer cette première campagne. Les Turcs prirent Nicosie d’assaut, étendirent leur conquête sur l’île entière, et les escadres chrétiennes, séparées par des tempêtes, furent obligées de regagner les ports d’où elles étaient sorties. Parmi les quarante-neuf galères espagnoles qui s’étaient réunies à celles du pape, sous le commandement supérieur de Jean-André Doria, se trouvaient les vingt galères de l’escadre de Naples, commandées par le marquis de Santa-Cruz. On avait renforcé leurs équipages de cinq mille soldats espagnols, parmi lesquels était comprise la compagnie du brave capitaine Diego de Urbina, détachée du tercio (régiment) de Miguel de Moncada. C’est dans cette compagnie que s’était enrôlé Cervantès, qui fit alors la première épreuve de son nouveau métier.

Tandis qu’il hivernait avec la flotte dans le port de Naples, les préparatifs