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en personne. Mais moi, qui suis trop humble pour vouloir fréquenter de si graves personnages, je tâchai de ne pas le rencontrer, et pour cela, je sortis de la ville si précipitamment que je n’eus pas le temps de m’accommoder d’une monture, ni d’un carrosse de retour, ni même d’une charrette. — Effacez cela, reprit Rincon, et puisque nous nous connaissons déjà, il est fort inutile de faire les fiers. Confessons tout bonnement que nous n’avons ni sou ni maille, et pas même de souliers. — J’y consens, répondit Diego Cortado[1] (ainsi dit s’appeler le plus jeune), et puisque notre amitié, comme l’a très-bien dit votre grâce, seigneur Rincon, doit être éternelle, commençons à la consacrer par de saintes cérémonies. » Alors, se levant tous deux, Cortado embrassa Rincon, et Rincon Cortado avec tendresse et effusion ; puis, ils se mirent à jouer au vingt-et-un, avec les cartes ci-dessus dépeintes, quittes de droits de gabelle[2], mais non de graisse et de malice, et au bout de quelques parties, Cortado tournait aussi bien l’as que son maître Rincon.

En ce moment, un muletier se mit sur la porte pour prendre le frais, et leur demanda de jouer en troisième. Ils accueillirent très-volontiers sa proposition, et en moins d’une demi-heure, ils lui gagnèrent douze réaux et vingt-deux maravédis. C’était comme s’ils lui eussent donné douze coups de lance à travers le corps, et vingt-deux mille désespoirs. Le

  1. Cortado, nom dérivé de cortar, couper.
  2. L’expression espagnole, pour dire quitte de tout droit, est net de poussière et de paille.