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qu’elle ne veut pas déclarer. — Oui, j’en ai, répliqua le petit ; mais elles ne sont pas de nature à se révéler publiquement, comme votre grâce l’a parfaitement observé. — Eh bien ! repartit le grand, je puis vous assurer que je suis un des garçons les plus discrets qui se puissent trouver loin à la ronde. Pour obliger votre grâce à m’ouvrir son cœur, et à s’en reposer sur moi, je veux d’abord lui ouvrir le mien ; j’imagine, en effet, que ce n’est pas sans mystère que le sort nous a réunis en cet endroit, et je pense que nous devons être amis intimes, depuis ce jour jusqu’au dernier de notre vie.

« Moi, seigneur Hidalgo, je suis natif de la Fuenfrida, lieu fort connu, et célèbre par les illustres voyageurs qui le traversent continuellement. Mon nom est Pedro del Rincon[1] ; mon père est homme de qualité, puisqu’il est ministre de la sainte-croisade, je veux dire qu’il est buldero, ou colporteur de bulles, comme dit le vulgaire[2]. Je le servis quelque temps dans le métier, et fis si bien le compère que je ne m’en laisserais pas revendre, pour débiter des bulles, à celui qui se piquerait de mieux s’en tirer. Mais un jour, ayant pris goût à l’argent des bulles plus qu’aux

bulles elles-mêmes, je pris un sac d’écus dans mes

  1. Rincon veut dire coin, lieu obscur et caché.
  2. Sous prétexte qu’ils sont toujours en guerre avec les infidèles, les rois d’Espagne font vendre des bulles de la croisade (bulas de la cruzada), auxquelles sont attachées certaines indulgences. Dans l’origine, le produit de ces bulles était affecté aux dépenses de la guerre contre les Mores ; depuis la prise de Grenade, il se partage entre l’Église et l’État. Ces bulles sont colportées dans les villages par des commissaires appelés bulderos.