Page:Cervantes-Viardot-Rinconète et Cortadillo.djvu/4

Cette page a été validée par deux contributeurs.

dis. En effet, mon pays n’est plus le mien, puisque je n’y ai plus qu’un père qui ne me regarde pas comme son enfant, et une belle-mère qui me traite en beau-fils. Quant à mon chemin, je vais à l’aventure, et je m’arrêterai où je trouverai quelqu’un qui me donne de quoi passer cette misérable vie. — Est-ce que votre grâce sait quelque métier ? demanda le plus grand. — Je n’en sais autre, répondit le plus petit, sinon que je cours comme un lièvre, que je saute comme une chèvre, et que je découpe au ciseau fort délicatement. — Tout cela est très-bon, très-utile et très-avantageux, reprit le grand, car il se trouvera bien un sacristain qui donnera à votre grâce le pain d’offrande de la Toussaint pour qu’au jeudi de la semaine sainte vous lui découpiez des fleurons de papier pour le Monument[1]. — Ce n’est pas ainsi que je découpe, répliqua le petit ; mon père, par la miséricorde du Ciel, est tailleur et chaussetier ; il m’a appris à découper de ces sortes de guêtres qui couvrent le devant de la jambe et l’avant-pied, et qu’on appelle de leur nom propre polaïnas. Je les coupe si bien, que je pourrais, en toute vérité, me faire examiner pour la maîtrise, si ma méchante étoile ne me laissait méconnu dans un coin. — Tout cela, et plus encore, arrive aux gens capables, répondit le grand, et j’ai toujours ouï dire que les beaux talents sont le plus tôt perdus. Mais votre grâce est d’âge à corriger sa mauvaise fortune. Toutefois, si je ne me trompe, et si votre œil ne ment pas, votre grâce a d’autres qualités secrètes,

  1. On appelle ainsi une espèce de théâtre élevé dans l’église, où l’on représente la Passion pendant la semaine sainte.