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LIVRE PREMIER

silea un petit régal auquel j’avais invité plusieurs de mes amis. Au moment où nous allions nous mettre à table, messer Giovanni et Luigi Pulci entrèrent ; après quelques cérémonies, ils restèrent à souper avec nous. Cette dévergondée de Pantasilea eut à peine vu le beau Luigi, qu’elle conçut des desseins sur lui. Après le souper, je tirai Luigi à part, et je le priai, au nom de la gratitude qu’il professait pour moi, d’éviter toute liaison avec cette fille éhontée. — « Eh ! Benvenuto mio, s’écria-t-il, me prenez-vous donc pour un insensé ? » — « Non, lui répondis-je, mais pour un jeune homme inexpérimenté ; du reste, je vous assure, sur Dieu, que je ne me soucie pas le moins du monde de cette femme, mais je serais désolé que vous vous rompissiez le cou à cause d’elle. » — À ces mots, il jura qu’il suppliait Dieu de lui rompre le cou si jamais il lui parlait. Ce pauvre jeune homme dut adresser cette prière à Dieu avec un cœur bien fervent, car il se rompit le cou, comme je le dirai tout à l’heure.

La passion de messer Giovanni pour Luigi Pulci dégénéra en un commerce infâme. Chaque jour Luigi se montrait paré de nouveaux habits de soie et de velours. On s’apercevait facilement qu’il s’était abandonné tout entier au vice, et qu’il laissait se perdre ses précieux talents. Il affectait de ne pas me voir et de ne pas me connaître, parce que je lui avais représenté vertement qu’il se livrait à d’abominables vices, qui lui feraient rompre le cou comme il l’avait dit lui-même. Son messer Giovanni lui avait acheté cent cinquante écus un magnifique cheval moreau, admirablement dressé ; aussi Luigi allait-il tous les jours caracoler dans le voisinage de cette coquine de Pantasilea.

Je ne l’ignorais point, mais je ne m’en inquiétais nullement. Je me disais que chacun suivait sa pente naturelle, et je continuai à m’occuper de mes travaux.