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PROSES NON RECUEILLIES 101 L’espace où vit un marchand de Rouen le lie étroitement toute sa vie à sa marchandise ; il en est habillé. S’il vend du coton, il le prouve jusque dans ses cheveux qui en sont pleins. Il assume, à son insu, la physionomie de ses ballots sur lesquels il mange, compte et dort ; c’est son élysée. Sa vie circule dans cet espace épais ; mais son activité n’y est pas moins infatigable que celle du papillon sur les fleurs. Il fait six lieues par jour de ses registres à ses écheveaux ; il voltige ainsi de pied ferme durant quarante ou soixante ans, et ne quitte ses balances que pour mourir. Bon marchand ! que celles de Dieu lui soient légères ! Et moi, je descendais lentement la rue Beauvoisine, pour ne pas traverser de sitôt encore sa sœur aînée, sa sœur avare, qui a une odeur de centimes et de vieux liards qui porte au cœur. Je ne regarde personne, personne ne me regardait. Inconnue aux paisibles habitants de cette montagne citadine, comme aux rares passants qui en soulèvent la poussière, j’y marchais avec sécurité cette liberté muette avait comme un ressentiment de tous mes bonheurs lointains, car rien ne m’empêchait d’écouter ma pensée, ma pensée appuyée un long moment comme une pauvre abeille égarée aux villes qui rencontre tout à coup un champ, un jardin, un lilas sur une fenêtre ! D’heureuses années revenaient bruire à mes oreilles ; des ruisseaux coulaient clairs et rapides ; il me paraissait impossible que les têtes rares qui regardaient immobiles à travers les carreaux brillants, ne fussent pas calmes comme l’air que je traversais. Depuis longtemps je n’avais été si près de toutes mes félicités innocentes d’enfance ; j’y puisais comme dans des tiroirs qui s’ouvraient tout seuls, tout pleins d’objets charmans demeurés frais, veloutés, gracieux, imprégnés de parfums d’une indéfinissable volupté ! Il y a des heures qui rafraîchissent toute l’existence : c’était une de ces heures toute grâce, toute harmonie, où l’on sent l’univers d’aplomb, où rien ne meurt ; on le croirait à la joie profonde qui dilate l’âme. Je vivais longtemps par minute dans cette ville qui dort au bout d’une ville en dé-. lire ; délire de vendre, d’acheter, de se ruiner ou de s’enrichir. Je n’y pensais pas tant qu’à cette heure où je m’en ressouviens ; ô mon Dieu non ! j’avais trop à faire de goûter cette halte de toutes choses ; j’étais bien dans la ville qui dort ! Mes regards montaient sans entraves aux toits gothiques des maisons d’en bas, où se rassemblent les phalanges de pigeons, dont le doux négoce est de gémir de joie et d’amour sur les hautes cheminées : le mois de mai