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Le souper fut, comme de raison, plus mauvais que le diner. J’étois étonné qu’il ne me fut pas permis de m’en plaindre. On m’a couché dans un lit, où les trois insectes assez connus ne me laisserent pas fermer les yeux. Outre cela des rats qui couroient par tout le grenier, et qui sautoient sur mon lit me fesoient une peur qui me glaçoit le sang. Voila par où j’ai commencé à devenir sensible au malheur aprenant à le souffrir en patience. Les insectes cependant qui me dévoroient diminuoient la frayeur que les rats me causoient, et cette même frayeur à son tour me rendoit moins sensible aux morsures. Mon ame profitoit du combat de mes maux. La servante fut toujours sourde à mes cris.

À la premiere clarté du jour je suis sorti de ce nid de vermines. Après m’être un peu plaint de toutes les peines que j’avois endurées, je lui ai demandé une chemise, les taches de punaises rendant celle que j’avois sur mon corps hideuse. Elle me répondit qu’on n’en changeoit que le dimanche, et elle rit quand je l’ai menacée de me plaindre à la maîtresse. J’ai pleuré de chagrin pour la premiere fois, et de colere entendant mes camarades qui me bafouoient. Ils étoient à ma même condition ; mais ils y étoient accoutumés. C’est tout dire.

Accablé de tristesse, j’ai passé toute la matinée à l’école toujours endormi. Un de mes camarades en dit la raison au docteur, mais à dessein de me rendre ridicule. Ce bon pretre, que la providence eternelle m’avoit menagé, me fit entrer avec lui dans un cabinet, où après m’avoir entendu, et avoir vu tout, fut emu voyant les ampoules dont ma peau innocente étoit couverte. Il mit vite son manteau, il me conduisit à ma pension, et il fit voir à la lestrigone l’état dans le quel j’étois. Se montrant étonnée, elle rejeta la faute sur la servante. Elle dut consentir à la