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Vers midi j’ai vu venir à moi trois enfans, qui comme si nous avions été vieilles connoissances me dirent beaucoup de choses me supposant des prenotions que je n’avois pas : je ne leur répondois rien ; mais cela ne les déconcertoit pas : ils m’obligerent à partager leurs innocens plaisirs. Il s’agissoit de courir, de se porter sur les épaules, et de faire des culbutes. Je me suis laissé initier à tout cela d’assez bonne grace jusqu’au moment qu’on nous appela à diner. Je m’assieds à table ; et voyant devant moi une cuiller de bois, je la rejette, demandant mon couvert d’argent que je cherissois en qualité de present de ma bonne grand-mere. La servante me dit que la maitresse, voulant l’egalité, je devois me conformer à l’usage. Cela m’a deplu ; mais je m’y suis soumis. Ayant appris que tout devoit être egal, j’ai mangé comme les autres la soupe dans le plat, sans me plaindre de la vitesse avec la quelle mes camarades mangeoient, fort étonné qu’elle fût permise. Après la fort mauvaise soupe, on nous donna une petite portion de morue sèche, puis une pomme, et le diner finit là. Nous étions en quareme. Nous n’avions ni verres, ni gobelets ; nous bumes tous dans le même bocal de terre d’une infâme boisson nommée graspia. C’étoit de l’eau dans laquelle on avoit fait bouillir des grappes depouillées de raisins. Je n’ai ??? Dans les jours suivans, je n’ai bu que de l’eau simple. Cette table m’a surpris, parceque je ne savois pas s’il m’étoit permis de la trouver mauvaise.

Après diner, la servante me conduisit à l’école chez un jeune pretre appelé le docteur Gozzi. L’esclavone avoit fait un accord de lui payer quarante sous par mois. C’est l’onzieme partie d’un cequin. Il s’agissoit de commencer par m’apprendre à écrire. Par cette raison on m’a mis avec les enfans de cinq ans qui d’abord se moquerent de moi.