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dit d’aller m’attendre à Rimini, et je l’ai forcée à accepter cent cequins. Elle vouloit rester à Pesaro ; mais je n’y ai pas consenti. J’ai fait delier ma male, et après l’avoir vue partir je me suis laissé conduire à la grande garde. Ce sont des momens dans les quels tout optimiste doute de son systeme ; mais un stoycisme, qui n’est pas difficile sait emousser leur mauvaise influence. Ce qui me fit une tres grande peine fut l’angoisse de Therese, qui me voyant ainsi arraché de ses bras dans le premier moment de notre union etouffoit voulant à force retenir ses larmes. Elle ne m’auroit pas quité, si je n’avois su la rendre sûre qu’elle me reverroit dans dix jours à Rimini. Elle fut d’ailleurs tres persuadée qu’elle ne devoit pas rester à Pesaro.

À S.te Marie, l’officier me mit dans le corps de garde où je me suis assis sur ma mâle. C’étoit un maudit catalan, qui ne m’honora pas seulement d’une réponse quand je lui ai dit que j’avois de l’argent, que je voulois un lit, et un domestique pour faire tout ce qui m’étoit necessaire. J’ai dû passer la nuit couché sur la paille, sans avoir rien mangé, entre des soldats catalans. C’étoit la seconde nuit dans ce gout là que je passois à la suite de delicieuses. Mon Genie s’amusoit à me traiter ainsi pour me procurer le plaisir de faire des comparaisons. C’est une rude école ; mais son effet est immancable ; principalement dans les hommes qui tiennent un peu de la nature du Stokfiche.

Pour fermer la bouche à un philosophe qui ose vous dire que dans la vie de l’homme la masse des peines est superieure à celle des plaisirs, demandez lui s’il voudroit d’une vie où il n’y auroit ni peines ni plaisirs. Il ne vous repondra pas ou il biaisera ; car s’il dit que non, il la cherit, et s’il la cherit il l’avoue agréable, ce qu’elle ne pourroit pas être, si elle étoit penible ; et s’il vous dit qu’oui, il se confesse pour sot, car il est obligé de concevoir le plaisir dans l’indifference.

Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’esperer la fin de la souffrance, et nous ne nous trompons jamais, car nôtre pis aller est le someil, qui avec dans le quel des reves heureux nous consolent, et calment ; et quand nous jouissons, la reflexion que notre joye sera suivie de peine ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc dans son actualité est toujours pur ; la peine est toujours temperée.

Vous avez l’age de vingt ans. Le recteur de l’univers vient vous dire je te donne trente années ans de vie, dont quinze seront douloureux, et quinze delicieux. Les uns, et les autres toujours jamais discontinués. Choisis. Veut tu commencer par les douloureux, ou par les delicieux ?

Avouez lecteur, quelque vous soyez, que vous répondriez mon Dieu, je commence par les quinze années malheureuses. Dans l’attente certaine des quinze années delicieuses je suis sûr d’avoir la force de mepriser mes douleurs.

Voyez vous, mon cher lecteur la consequence de ses raisonnemens ? L’homme sage, croyez moi, ne sauroit jamais être entierement malheureux. Il est