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et je me donne à toi ; tu auras mon cœur, et j’espere que je saurai me conserver le tien. — Laisse, je t’en prie, que je te voye de nouveau avec le singulier meuble que Salimbeni t’a donné — Dans l’instant.

Elle sort du lit, elle met de l’eau dans un gobelet, elle ouvre sa mâle, elle tire dehors sa machine, et ses gommes, les fond, et elle s’adapte le masque. Je vois une chose incroyable. Une charmante fille qui paroissoit telle partout, et qui avec ce meuble extraordinaire me sembloit encore plus interessante, car ce blanc pendeloque ne pouvoit porter aucun obstacle au reservoir de son sexe. Je lui ai dit qu’elle avoit bien fait à ne pas me permettre de la toucher, car elle m’auroit plongé dans l’ivresse, et fait devenir ce que je n’étois pas, à moins qu’elle ne m’eut d’abord calmé en me desabusant. J’ai voulu la convaincre que je ne mentois pas, et notre debat fut comique. Nous nous endormimes après, et nous nous reveillames fort tard.

Frappé par tout ce que j’avois entendu de la bouche de cette fille, par sa beauté, par son talent, par la candeur de son ame, par ses sentimens, et par ses malheurs dont le plus cruel étoit certainement celui du faux personnage qu’elle devoit representer, qui l’exposoit à l’humiliation, et à l’oprobre, je me suis determiné à l’associer à ma destinée, ou à m’associer à la sienne, car nôtre condition étoit à peu près la même.

Poussant encore ma pensée plus loin, j’ai vu que d’abord que je me sentois decidé à m’emparer d’elle, à me donner à elle, je devois apposer à cette union le sceau du mariage. Cela ne devoit selon les idées que j’avois dans ce tems là, qu’augmenter notre tendresse, notre estime reciproque, et celle de la societé generale qui n’auroit jamais su trouver notre lien legitime, ni le reconnoitre pour tel que corroboré de lois civiles. Son talent m’assuroit que le necessaire à la vie ne sauroit jamais nous manquer, et je ne desesperois pas du mien, quoique j’ignorasse en quoi, et comment j’aurois pu en tirer parti. Notre amour reciproque se seroit trouvé lesé, et se seroit reduit à rien, si l’idée de vivre à ses depens eut pu m’humilier, ou si elle eut pu s’enorgueillir, prendre un dessus sur moi, et changer la nature de ses sentimens par la raison qu’au lieu de devoir me reconnoitre pour son bienfaicteur, elle se seroit au contraire reconnue pour ma bienfaictrice. Si Therese avoit eu une ame susceptible d’une pareille bassesse, elle devenoit digne de mon plus haut mepris. J’avois besoin de le savoir, je devois la sonder, il étoit necessaire de la mettre à une epreuve qui m’auroit developpé son ame avec la plus grande evidence. Dans cette idée voila le discours que je lui ai tenu.

Ma chere Therese, tout ce que tu m’as dit me rend sûr que tu m’aimes, et la certitude dans la quelle tu te sens d’etre devenue maitresse de mon cœur acheve de me rendre amoureux de toi au point que je me sens