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Un an après avoir connu cet être, si bien favorisé du ciel, ce fut de lui meme que j’ai reçu la triste nouvelle qu’il devoit me quitter pour aller à Rome. J’en fus au desespoir, malgré qu’il m’assurat que je le reverrois bientot. Il laissoit à mon pere le soin, et le moyen de poursuivre à cultiver mon talent ; mais precisement dans les memes jours une fievre maligne l’emporta ; et je suis restée orfeline. Salimbeni pour lors n’eut pas la force de resister à mes pleurs. Il se determina à me conduire avec lui à Rimini, et de me mettre en pension chez le même maitre de musique, où il tenoit le jeune castrat frere de Cecile, et de Marine. Nous partimes de Bologne à minuit. Personne ne sut qu’il me conduisoit avec lui, et cela fut facile, car je ne connoissois, ni n’interessois personne que mon cher Salimbeni.

D’abord que nous arrivames à Rimini, il me laissa à l’auberge pour aller parler au maitre de musique, et faire son accord pour tout ce qui me regardoit. Mais une demie heure après, le voila de retour à l’auberge tout pensif. Bellino étoit mort la veille de nôtre arrivée. Reflechissant à la douleur que sa mere ressentiroit, lorsqu’il lui en écriroit la nouvelle, il pense de me reconduire à Bologne sous le nom du même Bellino qui venoit de mourir, et de me mettre en pension chez sa mere même, qui étant pauvre trouveroit son interest à garder le secret. Je lui donnerai, me dit il, tous les moyens pour te faire parfaitement apprendre la musique, et dans quatre ans d’ici je te ferai venir à Dresde, non pas en qualité de fille, mais de castrat. Nous vivrons là ensemble, et personne ne pourra y trouver à redire. Tu feras mon bonheur jusqu’à ma mort. Il ne s’agit donc que de faire que toute Bologne te croye Bellino, ce qui te sera facile, n’etant connue de personne. La seule mere de Bellino saura tout. Ses enfans ne douteront pas que tout tu ne sois leur frere, car ils étoient en tres bas age quand je l’ai envoyé à Rimini. Tu dois renoncer, si tu m’aimes, à ton sexe, et en perdre même le souvenir. Tu dois prendre dans ce moment le nom de Bellino, et partir d’abord avec moi pour Bologne. Dans deux heures tu te verras habillée en garçon : ton unique soin sera celui de faire que personne ne te reconnoisse pour fille. Tu coucheras seule ; tu prendras garde à toi quand tu t’habilles ; et quand dans une année ou deux tu gagneras de la gorge, ce ne sera rien ; puisqu’en avoir trop est le defaut ordinaire de tous nous autres. Outre cela je te donnerai avant de te quitter une petite machine, et je t’apprendrai le moyen de te l’adapter si bien à l’endroit qui demontre la difference du sexe qu’on s’y meprendra facilement, si le cas arrivoit qu’on dût te faire une perquisition. Si mon projet te plait, tu me rens sûr que je pourrai vivre à Dresde avec toi sans que la reine qui est devote puisse y trouver à redire. Dis moi si tu y consens.

Il ne pouvoit pas douter de mon consentement. Je ne pouvois pas avoir un