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la vieillesse, qui peut bien se procurer du plaisir, mais jamais en donner. La jeunesse l’esquive : c’est son redoutable ennemi, qui la sequestre enfin triste, et foible, diforme, hideuse, et toujours trop tôt.

Nous primes enfin relache. Une intermission nous étoit necessaire. Nous n’étions pas accablés ; mais nos sens avoient besoin de la tranquillité de notre esprit pour aller se remettre à leur place.

Bellino, premier à rompre le silence, me demanda si je l’avois trouvé bien amoureuse — Amoureuse ? Tu conviens donc d’être femme ? Dis moi, tigresse, s’il est vrai que tu m’aimois, comment tu as pu tant differer ton bonheur, et le mien ? Mais est il bien vrai que tu es du sexe enchanteur, donc je crois de t’avoir trouvée ? — Tu es maintenant le maitre de tout. Rens toi certain — Oui. J’ai besoin de m’en convaincre. Grand Dieu ! Où est donc allé le monstrueux clytoris que j’ai vu hyer ?

Après une pleine conviction qui fut suivie d’une reconnoissance de longue haleine, c’est ainsi que cet être charmant me conta son histoire.

Therese est mon nom. Pauvre fille d’un employé à l’institut de Bologne j’ai connu Salimbeni celebre musicien castrat, qui logeoit chez nous. J’avois douze ans, et une belle voix. Salimbeni étoit beau ; je fus enchantée de lui plaire, de me voir louée par lui, et excitée à apprendre la musique de lui même, et à toucher le clavessin. Dans une année de tems je me suis trouvée passablement instruite, et en état de m’accompagner un air imitant les graces de ce grand maitre, dont l’electeur de Saxe roi de Pologne s’étoit emparé. Sa récompense fut celle que sa tendresse le força à me demander : je ne me suis pas trouvée humiliée à la lui accorder, puisque je l’adorois. Les hommes comme toi meritent, ce n’est pas douteux, la preference sur ceux qui ressemblent à mon premier amant ; mais Salimbeni fesoit exception. Sa beauté, son esprit, ses manieres, son talent, et les eminentes qualités de son cœur, et de son ame le rendoient preferable à tous les hommes parfaits que j’avois connus jusqu’à ce moment là. La modestie, et la discretion etoient ses vertus favorites, et il étoit riche, et genereux. Il n’est pas possible qu’il ait trouvé une femme capable de lui resister ; mais je ne l’ai jamais entendu se vanter d’avoir triomphé d’aucune. La mutilation enfin fit de cet homme un monstre, comme elle devoit faire, mais un monstre en qualités adorables. Je sais que quand je me suis donnée à lui il a fait mon bonheur ; mais il a tant fait, que je dois croire aussi qu’il a d’avoir fait le sien.

Salimbeni entretenoit à Rimini chez un maitre de musique un garçon de mon age que son pere au lit de la mort avoit fait mutiler pour lui conserver la voix, et pour qu’il pût en tirer parti, pour à l’avantage de la nombreuse famille qu’il laissoit, montant sur les théatres. Ce garçon qui s’appeloit Bellino étoit fils de la bonne femme que vous venez de connoitre à Ancone, et que tout le monde croit ma mere.