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1744

Tome second

Chapitre XI

Mon court, et trop vif sejour à Ancone. Cecile. Marine. Bellino, L’esclave grecque du lazaret. Bellino se decouvre.

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Je suis arrivé à Ancone le 25 de Fevrier de l’an 1744 au commencement de la nuit à la meilleure auberge de la ville. Content de ma chambre, je dis à l’hote que je voulois manger gras. Il me répond qu’en quarême les chretiens mangent maigre. Je lui dis que le pape m’a donnée la permission de manger gras ; il me dit de la lui montrer ; je lui repons qu’il me l’a donnée de bouche, il ne veut pas me croire ; je l’appelle sot ; il m’intime d’aller me loger ailleurs ; et cette derniere raison de l’hôte, à la quelle je ne m’attendois pas, m’étonne. Je jure, je peste ; et voila un grave personnage qui sort d’une chambre me disant que j’avois tort de vouloir manger gras, tandis que dans Ancone le maigre étoit meilleur : que j’avois tort de vouloir obliger l’hôte à croire sur ma parole que j’en avois la permission : que j’avois tort, si je l’avois, de l’avoir demandée à mon age : que j’avois tort de ne l’avoir pas prise par écrit : que j’avois tort d’avoir donné à l’hôte le surnom de sot, puisqu’il étoit le maitre de ne pas vouloir me loger ; et qu’enfin j’avois tort de faire tant de bruit.

Cet homme qui, non appelé, vint se mêler de mes affaires, et qui n’étoit sorti de sa chambre que pour me donner tous les torts imaginables, m’auroit fait quasi rire. Je signe, monsieur, lui dis-je, à tous les torts que vous me donnez ; mais il pleut, j’ai grand appetit, et je n’ai pas envie de sortir à cette heure pour aller me chercher un autre gite. Or je vous demande si au defaut de l’hôte vous voulez bien me donner à souper. — Non ; car étant catholique je jeune ; mais je vais calmer l’hote, qui, quoiqu’en maigre, vous donnera un bon souper.

En disant cela il descend, et comparant à sa froide sagesse, ma petulante vivacité, je le reconnois pour digne de me donner des leçons. Il remonte, il entre chez moi, et il me dit que tout étoit accomodé, que j’allois avoir un bon souper, et qu’il y assisteroit. Je lui repons qu’il me fera honneur, et pour l’obliger à me dire son nom, je lui dis le mien en me qualifiant de secretaire du cardinal Acquaviva.

Je m’appelle, me dit il, Sancio Pico, je suis Castillan, et provediteur de l’armée de S. M. C., dont le comte de Gages a le commandement sous les ordres du Generalissime duc de Modene.