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Pensez dans quel païs vous voulez aller : j’ai des amis par tout : je vous recommanderai de façon, que je suis sur que vous aurez de l’emploi. Je vous recommanderai de ma propre main : il ne tiendra qu’à vous de faire que personne ne sache où vous allez. Venez demain à Villa Negroni pour me savoir dire où vous voulez que je vous recommande. Vous vous disposerez à partir dans huit jours. Croyez que je suis faché de vous perdre. C’est un sacrifice que je fais au plus grand de tous les prejugés. Je vous prie de ne pas me laisser voir votre affliction.

Il me dit ces dernieres paroles voyant mes larmes ; et il ne me donna pas le tems de lui repondre pour ne pas en voir d’avantage. Malgré cela j’ai eu la force de me remettre, et de paroitre gai à tous ceux qui me virent sortir du cabinet. On me trouva à table de la meilleure humeur du monde. L’abbé Gama, après m’avoir donné du caffè dans sa chambre me fit compliment sur mon air de satisfaction. Je suis sûr, me dit il, que cela vient de la conversation que vous eutes ce matin avec S. E — C’est vrai ; mais vous ignorez l’affliction que j’ai dans le cœur, et que je dissimule — Affliction ? — Oui. J’ai peur d’echouer dans une commission difficile que le cardinal m’a donné ce matin. Je dois cacher le peu de confiance que j’ai en moi meme pour ne pas diminuer celle que S. E. a dans mon peu de talent — Si mon conseil peut vous être bon à quelque chose, je vous l’offre. Vous faites cependant fort bien à vous montrer serein et tranquille. Est ce une commission dans Rome ? — Non. Il s’agit d’un voyage que je dois entreprendre dans huit à dix jours — De quel coté ? — Au couchant — Je n’en suis pas curieux.

Je suis allé tout seul me promener à villa Borghese, où j’ai passé deux heures dans le desespoir ; car j’aimois Rome, et étant sur le grand chemin de la fortune, je me voyois precipité ne sachant où aller, et dechu de toutes mes belles esperances. En examinant ma conduite, je ne me trouvois pas coupable ; mais je voyois clairement que le pere Georgi avoit raison. J’aurois dû non seulement ne me mêler en rien dans l’affaire de Barbaruccia ; mais changer de maitre de langue, d’abord que j’avois decouvert son intrigue. Mais à l’age que j’avois, et ne connoissant pas encore assez les malheurs, il m’étoit impossible d’avoir une prudence qui ne pouvoit être que le fruit de la longue experience. Je pensois où je devois aller, j’y ai pensé toute la nuit, et toute la matinée sans avoir jamais pu me determiner à un endroit plus qu’à un autre. Je suis allé me retirer dans ma chambre sans me soucier