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soit visible ; et il est certain que s’il y aura quelqu’un retiré dans le palais à son insu, il le fera sortir. Nous parlames alors du froid qu’il fesoit jusqu’au moment que le domestique me porta ma clef. Voyant que j’avois au moins une heure devant moi, j’ai pensé à un expedient qui pouvoit uniquement sauver Barbaruccia de l’oprobre.

Sûr de n’etre observé de personne, je suis allé au lieu où Barbaruccia se tenoit cachée, et je lui ai fait écrire avec du crayon un billet conçu en ces termes en bon françois « Je suis, monseigneur une honete fille habillée en abbé. Je supplie Votre Eminence de me permettre de lui dire mon nom en personne. J’espere dans la grandeur de vôtre ame que vous sauverez mon honneur. »

Vous sortirez d’ici, lui dis-je, à neuf heures precises. Vous descendrez trois escaliers, et vous entrerez dans l’appartement à main droite, et irez jusqu’à la derniere antichambre, vous verrez un gros gentilhomme assis devant une brasiere. Vous lui donnerez ce petit billet, le priant de le remettre d’abord entre les mains du cardinal. Ne craignez pas qu’il le lise, car il n’en aura pas le tems. D’abord qu’il le lui aura remis, soyez sûre que dans l’instant même il vous fera entrer, et qu’il vous ecoutera sans temoins. Mettez vous à genoux, et contez lui toute votre histoire, toute dans la plus pure verité, la circonstance exceptée que vous avez passé la nuit dans ma chambre, et que vous m’avez parlé. Dites que voyant votre amant enlevé vous eutes peur, vous entrates dans le palais, montant au plus haut, où après avoir passé une nuit douloureuse, vous vous sentites inspirée d’ecrire le billet que vous lui avez fait passer. Je suis certain, ma pauvre Babiche, que S. E. d’une façon ou de l’autre vous sauvera de l’oprobre. C’est par ce seul moyen que vous pouvez esperer que votre amant deviendra votre epoux.

Après qu’elle m’eut assuré qu’elle executeroit à la lettre toute mon instruction, je suis descendu, je me suis fait coeffer, je me suis habillé, et après avoir entendu la messe en presence du cardinal, je suis sorti pour ne plus rentrer qu’à l’heure de diner.

À table, on ne parla que de cette aventure. Chacun la contoit selon son idée. Le seul abbe Gama ne disoit rien, et j’en fesois de même. Ce que je comprenois étoit que le cardinal avoit pris sous sa protection la personne qu’on vouloit avoir. C’étoit tout ce que je desirois, et me paroissant de n’avoir plus aucun sujet de crainte, je jouissois en silence de l’effet de mon manege, qui me sembloit un petit chef d’œuvre. Après diner, j’ai demandé à l’abbé Gama ce que c’etoit que cette intrigue, et voila ce qu’il m’a repondu.

Un pere de famille, dont je ne sais pas encore le nom, fit instance au cardinal vicaire pour qu’il empeche son fils d’enlever une fille, avec