Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
235 230
[154r]


d’une lanterne la voiture entourée de sbirres, et en même tems le voiturier descendre de cheval pour laisser qu’un autre y monte qui à bride abattue enleva la biroche avec ma servante, et mon amant qui certainement y étoit pour m’attendre. Que pouvois-je faire dans ce terrible moment ? Ne pouvant plus retourner chez moi, j’ai suivi un mouvement de mon ame, que je peux appeler involontaire, et qui m’a conduite ici. M’y voila. Vous me dites que par cette demarche je vous ai perdu, et je me sens mourir. Cherchez un expedient : je suis prête à tout : même à me perdre, s’il le faut, pour vous sauver.

Mais en prononçant ces dernieres paroles, elle commença à verser des larmes que je ne saurois comparer à rien. Comprenant tout ce que sa situation avoit d’affreux, je la trouvois bien plus malheureuse que la mienne ; mais cela n’empechoit pas que je ne me visse à la veille de mon precipice tout innocent que j’étois. Laissez, lui dis-je, que je vous conduise aux pieds de votre pere : je me sens assez fort pour le convaincre qu’il doit vous sauver de l’opprobre.

Mais à la proposition de cet expedient qui étoit l’unique, je vois la pauvre malheureuse desolée. Elle me repond pleurant à verse qu’elle aimoit mieux que je la misse dans la rue, et que je l’y abandonnasse. Je devois en agir ainsi ; et j’y ai pensé ; mais je n’ai pas eu la force de m’y determiner. Ce qui m’a empeché de l’avoir furent les larmes. Savez vous, mon cher lecteur, ce que c’est que la force des larmes, qui sortent des beaux yeux d’une jeune, et jolie figure d’une fille [ho]nete[illisible], et malheureuse ? C’est une force irresistible. Credete a chi ne ha fatto esperimento. Je me suis trouvé dans l’impuissance physique de la mettre à la porte. Quelles larmes ! Trois mouchoirs dans une demie heure en furent imbibés. Je n’ai jamais vu des pleurs pareils jamais discontinués : s’ils furent necessaires à la soulager de sa douleur, il n’y a jamais eu au monde une douleur egale à la sienne.

Après tous ces pleurs, je lui ai demandé ce qu’elle pensoit de faire à l’apparition du nouveau jour. Minuit étoit deja sonné — Je sortirai de l’hotel, me repondit elle en sanglotant. Sous cet habit personne ne prendra garde à moi ; je sortirai de Rome ; je marcherai jusqu’à ce que l’haleine me manquera.

À ces mots elle tomba sur le parquet : j’ai cru qu’elle alloit mourir. Elle mettoit, elle meme, un doigt à son collet pour se faciliter la respiration, parcequ’elle etouffoit. Je la voyois devenue bleue. Je me trouvois dans le plus cruel de tous les embarras.

Après avoir delacé son colet, et deboutonné ce qui la serroit tout par tout, je l’ai rappelée à la vie à force d’eau dont je saupoudrois son visage.