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felicité sur ce qu’elle avoit fait ce terrible premier pas, sans le quel je n’aurois jamais osé non seulement l’attaquer par les moyens convenables ; mais jeter un devolu sur elle. Je ne l’ai connue enfin faite pour me rendre amoureux, et tres digne de succeder à D. Lucrezia que ce soir là. Elle étoit belle, jeune agée de vingt cinq à trente ans, remplie d’esprit, tres cultivée, lettrée, et puissante dans Rome. J’ai decidé de faire semblant d’ignorer son inclination, et de commencer le lendemain, à lui donner motif de croire que je l’aimois sans oser esperer. Je fus sûr de parvenir à tout. C’etoit une entreprise que le pere Georgi même devoit faire semblant d’applaudir. J’avois vu avec le plus grand plaisir que le cardinal Acquaviva avoit eté bien aise que le Cardinal S. C. m’eut invité, tandis que lui meme il ne m’avoit jamais fait un pareil honneur.

Je lis son sonnet, je le trouve bon, coulant, facile, écrit en langue parfaite. La marquise fesoit l’eloge du roi de Prusse qui s’étoit alors emparé de la Silesie par une espece de coup de m[a]in[illisible]. Il me vint envie en le copiant de faire que la Silesie même reponde au sonnet se plaignant que l’amour auteur du meme sonnet ose applaudirsse celui qui l’avoit conquise, tandis que c’étoit un roi ennemi declaré de l’amour.

Il est impossible qu’un homme habitué à faire des vers s’en abstienne d’abord qu’une belle pensée se presente à son esprit. Ma pensée me parut superbe : c’est l’essentiel. J’ai repondu par les memes rimes au sonnet de la marquise, et je suis allé me coucher. Le matin je l’ai poli, mis en net, et mis dans ma poche.

L’abbé Gama vint dejeuner avec moi me fesant compliment sur l’honneur que S. C. m’accordoit ; mais m’avertissant de me tenir sur mes gardes parceque Son Em. étoit tres jaloux. Je l’assure, le remerciant, que je n’avois rien à craindre de ce coté là, car je ne me sentois aucun gout pour la marquise.

Le Cardinal S. C. me reçut avec un air de bonté, melé d’une dignité faite pour me faire sentir la grace qu’il m’accordoit. Avez vous trouvé, me dit il d’abord, le sonnet de la marquise bien fait ? — Charmant, Monseigneur, le voila — Elle a beaucoup de talent. Je veux vous faire voir dix stances de sa façon ; mais sous le plus grand secret — Votre Eminence peut en etre sûre.

Il ouvre un secretaire, et il me fait lire dix stances, dont il étoit le sujet. Je n’y trouve pas de feu ; mais des images bien couchées dans un style passioné. C’étoit de l’amour tout net. Le cardinal par cette demarche devenoit tres indiscret. Je lui demande s’il avoit repondu ; il me dit que non ; et il me demande en riant, si je voulois lui preter ma plume ; mais toujours sous le plus grand secret. Pour le secret, monseigneur, j’en repons sur ma tête ; mais madame connoitra la difference du style — Elle n’a rien de moi ; et d’ailleurs je ne pense pas qu’elle me croye bon poete. Par cette raison vos stances doivent être faites de façon qu’elle ne puisse pas les trouver au dessus de ma capacité — Je les ecrirai, Monseigneur, et V. E. en sera le juge. Si vous trouverez de ne pas pouvoir