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Je lui baise la sainte croix sur la tres sainte mule, il me demande qui je suis, je le lui dis, il me repond qu’il me connoissoit ; et il me fait compliment sur le bonheur que j’avois d’appartenir à un cardinal d’une si grande importance. Il me demande comment j’avois fait pour entrer à son service, et je lui conte tout avec la plus grande verité commençant par mon arrivée à Martorano. Après avoir bien ri de ce que je lui ai dit de l’evêque il me dit que sans me gêner à lui parler Toscan, je devois lui parler Venitien, comme il me parloit bBolognois. Je lui ai dit tant de choses qu’il me dit que je lui ferois plaîsir toutes les fois que j’irois le voir. Je lui ai demandé la permission de lire tous les livres defendus, et il me la donna par une benediction, me disant qu’il me la feroit expedier par écrit gratis ; mais il l’a oublié.

Benoit XIV étoit savant, homme à bons mots, et fort aimable. La seconde fois que je lui ai parlé ce fut à villa Medicis. Il m’appela à lui, et tout en marchant, il me parla de bagatelles. Il étoit accompagné du cardinal Annibal Albani, et de l’ambassadeur de Venise. Un homme à l’air modeste s’approche, le pontife lui demande ce qu’il veut, l’homme lui parle bas, et le pape après l’avoir ecouté lui dit vous avez raison, recommandez vous à Dieu. Il lui donne la benediction, l’homme part tristement, et le pape poursuit sa promenade. Cet homme, dis-je au saint pere, n’a pas été content de la reponse de votre Sainteté — Pourquoi ? — Parcequ’il y a apparence qu’il s’étoit deja recommandé à Dieu avant de vous parlé, et vous entendant l’y renvoyer de nouveau, il se trouve envoyé, comme dit le proverbe, d’Herode à Pilate. Le pape pouffa, et les deux qui l’accompagnoient aussi, et je suis resté dans mon serieux — Je ne peux, dit le pape, faire rien qui vaille sans l’aide de Dieu — C’est vrai ; mais cet homme sait aussi que V. S. est son premier ministre : ainsi on peut s’imaginer l’embaras dans le quel il se trouve actuellement qu’il se voit renvoyé au maitre. Il ne lui reste autre ressource que celle d’aller donner de l’argent aux gueux de Rome. Pour un bayoque qu’il leur donnera ils prieront tous Dieu pour lui. Ils vantent leur credit. Je ne crois qu’à celui de V. S., aussi je vous supplie de me delivrer de cette chaleur qui m’enflamme les yeux, me dispensant de manger maigre — Mangez gras — Tres saint pere : Votre benediction.

Il me la donna me disant qu’il ne me dispensoit pas du jeun. Je lui ai dit que n’ayant pas encore dixhuit ans, en conscience, je ne pouvois pas jeûner.

Le meme soir j’ai trouvé à l’assemblée du cardinal la nouvelle de tout le dialogue entre le pape, et moi. Tout le monde alors commença à vouloir me parler. Ce qui me flattoit étoit le plaisir que le cardinal Acquaviva avoit, et qu’il dissimuloit en vain.

Je n’ai pas negligé l’avis de l’abbé Gama. Je suis allé chez Madame G. à l’heure que tout le monde pouvoit y aller. Je l’ai vue : j’ai vu son Cardinal, et