Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
183 187
[125v]

Il soupira me parlant sentiment et misere, et ordonnant à un domestique de mettre sur sa table un troisieme couvert. Outre ce domestique il avoit la plus canonique de toutes les servantes, et un pretre qui dans le peu de paroles qu’il me dit à table me parut un grand ignorant. Sa maison étoit assez grande mais mal batie, et ruineuse. Elle etoit si demeublée que pour me faire donner un mechant lit, dans une chambre près de la sienne, il dut me ceder un de ses durs matelas. Son diner pitoyable m’epouvanta. L’attachement qu’il avoit à son institut lui fesoit faire maigre, et l’huile étoit mauvaise. Il etoit d’ailleurs homme d’esprit, et qui plus est honete homme. Il me dit, et j’en fus tres surpris, que son eveché, qui cependant n’étoit pas des plus pauvres, ne lui rendoit que cinq cent ducats di regno par an, et par surcroit de malheur il etoit endetté de six cent. Il me dit en soupant que le seul bonheur, dont il jouissoit étoit celui d’etre sorti des griffes des moines, dont la persecution avoit été pour quinze années de suite son vrai purgatoire. Ces notices me mortifierent, parcequ’elles me firent entrevoir l’embaras dans le quel ma personne devoit le mettre. Je le voyois interdit de ce qu’il reconnoissoit le triste present qu’il m’avoit fait. Il me paroissoit cependant de ne devoir que le plaindre.

Il sourit quand je lui ai demandé s’il avoit des bons livres, une societé de gens de lettres, une noble coterie pour passer agréablement une ou deux heures. Il me confia que dans tout son diocese il n’y avoit positivement personne, qui pût se vanter de savoir bien écrire, et encore moins qui eut du gout, et une idée de bonne litterature, pas un vrai libraire, et pas un amateur qui fut curieux de la gazette. Il me promit cependant que nous cultiverions les lettres ensemble quand il recevroit les livres qu’il avoit ordonné à Naples.

Cela auroit pu être mais sans une bonne biblioteque, un cercle, une emulation, une correspondance litteraire etoit ce là le pays où je devois me voir etabli à l’age de dixsept 18 ans ? En me voyant pensif, et comme abattu par le triste aspect de la vie que je devois me disposer à mener chez lui, il crut m’encourager m’assurant qu’il feroit tout ce qui dependroit de lui pour faire mon bonheur.

Etant obligé le lendemain d’officier pontificalement, j’ai vu tout son clergé, et les femmes, et les hommes dont sa cathedrale étoit pleine. Ce fut dans ce moment là que je me suis decidé à prendre un parti : bien heureux d’être en état de le prendre. Je n’ai vu que des animaux qui me parurent positivement scandalisés de toute ma superficie. Quelle laideur dans les femmes ! J’ai clairement dit à Monsignor que je ne me sentois pas la vocation de mourir dans peu de mois martir dans cette ville. Donnez moi