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jambons, saucissons : il y avoit de quoi nous nourrir pour quinze jours. Lui ayant dit comment on m’avoit traité à Loreto, il me repondit que si j’avois demandé à Monsignor Caraffa un billet pour tous les hopitaux jusqu’à Rome j’aurois trouvé partout à peu près le même traitement. Les hopitaux, me dit il, ont tous la malediction de S.t François, parcequ’on n’y reçoit pas les moines mendians ; mais nous ne nous en soucions pas parcequ’ils sont à trop de distance les uns des autres. Nous preferons les maisons des dévots de l’ordre que nous trouvons à chaqu’heure de chemin — Pourquoi n’allez vous pas vous loger dans vos couvens ? — Je ne suis pas si bête. Premierement on ne me recevroit pas, car etant fugitif je n’ai point d’obedience par écrit qu’ils veulent toujours voir ; je risquerois même d’etre mis en prison, car c’est une maudite canaille. En second lieu nous ne sommes pas dans nos couvens si bien comme chez nos bienfaicteurs — Comment, et pourquoi êtes vous fugitif ?

À cette interrogation il me fit une histoire de son emprisonnement, et de sa fuite pleine d’absurdités, et de mensonges. C’étoit un sot qui avoit l’esprit d’Arlequin, et qui supposoit ceux qui l’ecoutoient encore plus sots. Dans sa betise cependant il étoit fin. Sa religion étoit singuliere. Ne voulant pas être bigot, il etoit scandaleux : pour faire rire la compagnie il disoit des cochonneries revoltantes. Il n’avoit le moindre gout ni pour les femmes, ni pour toute autre espece d’impudicité, et il pretendoit qu’on dût prendre cela pour une vertu tandis que ce n’étoit qu’un defaut de temperament. Tout dans ce genre là lui sembloit matiere à faire rire : et quand il étoit un peu gris, il fesoit aux convives maris, femmes, fils, et filles des questions si lubriques qu’il les fesoit rougir. Le butor ne fesoit qu’en rire.

Lorsque nous fumes à cent pas de la maison du bienfaicteur, il reprit son manteau. En entrant il donna sa benediction à tout le monde, et toute la famille vint lui baiser la main. La maitresse de la maison l’ayant prié de lui dire la messe, fort complaisant il se fit conduire à la sacristie de l’eglise qui n’etoit qu’à vingt pas de là. Avez vous oublié, lui dis-je à l’oreille, que nous avons dejeuné ? — Ce ne sont pas vos affaires.

Je n’ose pas repliquer ; mais en ecoutant sa messe, je suis fort surpris de voir qu’il n’en savoit pas l’allure. Je trouve cela plaisant ; mais le plus comique de l’affaire vint, lorsqu’après la messe il se mit dans le confessionnal, où après avoir confessé toute la maison il s’avisa de refuser l’absolution à la fille de l’hotesse, jeune cœur de douze à treize ans charmante et tres jolie. Ce refus fut public, il la gronda, et lui menaça l’enfer. La pauvre fille toute honteuse sortit de l’eglise fondante en pleurs, tandis que moi tout emu, et interessé à elle, après avoir dit à haute voix à F. Steffano qu’il étoit fou, je courus après elle pour la consoler ; mais elle avoit disparu ayant absolument refusé de venir se mettre à table. Cette extravagance m’irrita si fort qu’il me vint envie de le rosser. L’appelant en presence de toute la famille imposteur, et infame bourreau de l’honneur de cette fille je lui ai demandé pourquoi il lui avoit refusé l’absolution, et il me ferma la bouche