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même pensée me fit reconnoitre son esprit plus fecond que le mien.

Etant dans la cour l’après diner avec son maitre, et lui ayant dit quelque chose qu’il approuva, j’ai vu un turc domestique aidé par le leur gardien tirer dehors un grand panier de marchandises qu’on plaça sous le balcon, tandis qu’elle fit mettre une autre bale au dessus de deux autres, comme pour faire plus de place au panier. Ayant penetré son dessein, j’ai tresailli de joie. J’ai vu que par cette operation elle s’etoit assuré le moyen de s’elever dans la nuit deux pieds plus haut. Mais quoi ? Me suis je dit, elle se trouvera dans la plus incomode de toutes les positions : devant se tenir courbée, elle ne pourra pas y resister. Le trou n’est pas assez grand pour qu’elle puisse put se mettre à son aise y introduisant toute sa tete.

Furieux de ce que je ne pouvois pas esperer d’elargir ce trou, je m’étens, je l’examine, et je ne vois autre moyen que celui de declouer toute la vieille planche des deux poutres qui étoient dessous. Je vais dans la sale ; le gardien n’y étoit pas. Je choisis la plus forte d’entre toutes les tenailles que je vois ; je me mets à l’ouvrage, et à plusieurs reprises, ayant toujours peur d’être surpris, j’arrache les quatre gros clous qui tenoient la planche aux deux poutres ; et je me vois maitre de la lever. Je la laisse là attendant avec impatience la nuit. Après avoir mangé un petit morceau je vais me mettre sur le balcon.

L’objet de mes desirs arriva à minuit. Voyant avec peine qu’il lui falloit beaucoup d’adresse pour monter sur la nouvelle bale, je leve ma planche, je la mets à coté, et m’etendant je lui presente mon bras dans toute sa longueur, elle s’y attache, monte, et est etonnée se redressant de se voir dans mon balcon jusqu’à la moitié de l’estomac. Elle y introduisit ses bras entierement, et tous nus sans la moindre difficulté. Nous ne perdimes alors que trois ou quatre minutes en complimens sur ce que sans nous concerter nous avions travaillé tous les deux pour le même objet. Si dans la nuit precedente j’avois été plus maitre d’elle qu’elle de moi elle se trouva maitresse, dans celle ci de toute ma personne. Helas ! je ne pouvois posseder, allongeant tant que je pouvois mes deux bras, que la moitié de la sienne. J’en étois au desespoir ; mais elle, qui m’avoit tout entier entre ses mains etoit desolée de ne pouvoir contenter que sa bouche. Elle donna en grec mille maledictions à celui qui n’avoit pas fait la balle au moins plus grosse d’un demi-pied. Nous n’aurions pas encore été contens ; mais ma main auroit pu temperer en partie sur l’ardeur de la grecque. Nos plaisirs quoique steriles nous occuperent jusqu’à l’aube. Elle s’en alla sans faire le moindre bruit ; et après avoir remis la planche je suis allé me coucher dans le plus grand besoin de regagner des forces.