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Je me suis trompé. La grande quantité de provisions qui arriva le troisieme, et le quatrieme jour me surprit. On nous envoya du vin pour toute la quarantaine de trois ou quatre cotés. C’etoit du vin cuit qui m’auroit fait du mal ; mais je buvois de l’eau par regime aussi, car il me tardoit de guerir. Pour ce qui regarde le manger, nous en avions tous les jours pour cinq ou six personnes. Nous en fesions present à notre gardien qui étoit pauvre, et pere de famille nombreuse. De tout cela il ne se sentoit reconnoissant qu’à S.t François, point du tout aux bonnes ames qui lui fesoient l’aumone.

Il se chargea de donner lui même mes chemises scandaleusement sales à laver à notre gardien me disant qu’il ne risquoit rien, car tout le monde savoit que les recolets ne portoient pas de chemises. Il ne savoit pas qu’il y avoit au monde une maladie pareille à la mienne. Comme je me tenois toute la journée au lit, je me suis dispensé d’aller me faire voir de tous ceux qui ayant reçu sa lettre se crurent en devoir de venir lui rendre visite. Ceux qui ne vinrent pas lui repondirent des lettres pleines de disparates finement écrites que je me suis bien gardé de lui faire relever. J’ai fait beaucoup à lui faire comprendre que ces lettres là ne demandoient pas de reponse.

En quinze jours de regime mon indisposition étant devenue benigne, je me promenois dans le au commencement du jour dans la cour ; mais un marchand turc arrivé de Salonique avec tout son monde étant entré au Lazaret, et logé rez de chaussée, j’ai dû suspendre ma promenade. Le seul plaisir qui me resta fut de passer mes heures sur mon balcon d’où je voyois sur la même cour où le turc se promenoit. Ce qui m’interessoit étoit une esclave grecque qu’il avoit d’une beauté surprenante. Elle passoit presque toute la journée assise à la porte de sa chambre tricotant, ou lisant à l’ombre. La chaleur étoit extreme. Lorsqu’elevant ses beaux yeux elle me voyoit, elle les detournoit, et souvent contrefesant la surprise, elle se levoit, et à pas lens, elle rentroit dans sa chambre comme si elle avoit voulu dire je ne savois pas d’être observée. Sa taille étoit grande, et son air étoit celui de la premiere jeunesse. Sa peau etoit blanche, et ses yeux noirs comme ses sourcils, et ses cheveux. Son habillement étant grec, étoit par consequent tres voluptueux.

Oisif dans un lazaret, et tel que la nature, et l’habitude m’avoyent fait, pouvois-je contempler un tel objet quatre ou cinq heures tous les jours sans en devenir fou ? Je l’avois entendue parler en langue franque avec son maitre qui étoit vieux, et bel homme, qui s’ennuyoit comme elle, et qui ne sortoit que quelque moment avec sa pipe à la bouche pour rentrer d’abord. J’aurois dit quelque parole à cette fille si je n’avois eu peur de la faire partir, et de ne plus la revoir. Je me suis à la fin determiné à lui écrire, n’etant pas embarrassé à lui faire tenir ma lettre, puisque je n’avois qu’à la jeter à