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excuses de l’avoir oubliée, me promettant d’ailleurs que je l’aurois en moins de trois semaines.

Le moine qui devoit en passer quatre avec moi comptoit de vivre à mes frais, tandis que c’étoit lui que la providence m’avoit envoyé pour m’entretenir. Il avoit des provisions avec les quelles nous aurions pu vivre huit jours.

Ce fut après souper qu’en style patetique je lui ai fait la narration de mon triste état, et du besoin que j’aurois de tout jusqu’à Rome, je serois au service de l’ambassadeur en qualité (je mentois) de secretaire des memoriaux.

Ma surprise ne fut pas petite, quand j’ai vu F. Steffano se rejouir à la triste narration de mon infortune. Je me charge, me dit il, de vous jusqu’à Rome. Dites moi seulement si vous savez écrire — Vous moquez vous de moi ? — Quelle merveille ! Moi, que vous voyez, je ne sais écrire que mon nom : il est vrai que je sais l’ecrire de la main gauche aussi ; mais à quoi me serviroit savoir écrire ? — Je m’étonne un peu, car je vous croyois pretre — Je ne suis pas pretre : je suis moine, je dis la messe, et par consequent je dois savoir lire. S.t François, voyez vous, dont je suis un indigne fils, ne savoit pas écrire, et on pretend même qu’il ne savoit pas lire, et que ce fut par cette raison qu’il n’a jamais dit la messe. Bref. Puisque vous savez écrire, vous écrirez demain en mon nom à toutes les personnes que je vous nommerai ; et je vous répons qu’on nous enverra à manger en abondance jusqu’à la fin de la quarantaine.

Il me fit passer tout le jour suivant à écrire huit lettres, parcequ’il y avoit dans la tradition orale de son ordre que tout frere devoit être sûr qu’après avoir frappé à sept portes, où on lui auroit refusé l’aumone, il la trouveroit abondante à la huitieme. Ayant fait le voyage de Rome une autre fois, il connoissoit toutes les bonnes maisons d’Ancone devotes de S.t François ; et tous les superieurs des couvens riches. J’ai dû écrire à tous ceux qu’il m’a nommés, et tous les mensonges qu’il a voulu. Il m’a obligé à signer son nom aussi, m’alleguant en raison que s’il signoit on connoitroit à la difference du caractere qu’il n’avoit pas écrit les lettres, ce qui lui feroit du tort, car dans ce siecle corrompu on n’estimoit que les savans. Il m’obligea à remplir les lettres de passages latins, même celles qu’il écrivoit à des femmes, et mes remontrances furent inutiles. Quand je resistois, il me menaçoit de ne plus me donner à manger. J’ai pris le parti de faire tout ce qu’il voulut. Dans plusieurs de ces lettres il y avoit des mensonges que les autres contredisoient. Il me fit dire au superieur des jesuites qu’il ne recouroit pas aux capucins parcequ’ils etoient athées, c’est pourquoi S.t François n’avoit jamais pu les souffrir. J’eu beau lui dire qu’au tems de S. François il n’y avoit ni capucins, ni recolets ; mais il m’appela ignorant. J’ai cru qu’on le traiteroit de fou, et que personne n’enverroit rien.