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couple d’heures avec plaisir, elle retourna dans sa chambre. Deux heures après, maitre Alban vint me dire de me hater, parcequ’en cotoyant l’Istrie il vouloit être à Pola le soir. Je me suis rendu à la tartane.

Le recolet F. Steffano m’amusa toute la journée par cent propos, où j’ai vu l’ignorance mêlée à la fourberie sous le voile de la simplicité. Il me fit voir toutes les aumones qu’il avoit trouvées à Orsara, pain, vin, fromage, saucissons, confitures, et chocolat. Toutes les grandes poches de son saint habit étoient pleines de provisions — Avez vous aussi de l’argent ? — Dieu m’en preserve. Premierement notre glorieux institut me défend d’en toucher ; et en second lieu, si quand je vais à la quête, j’acceptois de l’argent, on s’acquiteroit avec un ou deux sous, tandis que ce qu’on me donne en mangeailles vaut dix fois plus. S.t François, croyez moi, avoit beaucoup d’esprit.

Je reflechissois que ce moine fesoit consister la richesse precisement dans ce qui fesoit alors ma misere. Il me fit son commensal ; et il étoit glorieux de ce que je voulois bien lui faire cet honneur.

Nous descendimes au port de Pola qu’on appelle Veruda. Après avoir monté un chemin d’un quart d’heure, nous entrames dans la ville, où j’ai employé deux heures à examiner des antiquités romaines ; car cette ville avoit été la capitale de l’empire ; mais je n’ai vu autre vestige de grandeur qu’une arene ruineuse. Nous retournames à Veruda, ayant mis à la voile nous nous trouvames le lendemain devant Ancone : mais nous louvoyames toute la nuit pour y entrer le lendemain. Ce port, malgré qu’il passe pour un insigne monument de Trayan, seroit fort mauvais sans une digue faite à grands frais qui le rend assez bon. Une observation curieuse à faire dans la mer Adriatique c’est que le coté au Nord est rempli de ports, tandis que l’opposé n’en a qu’un ou deux. Il est evident que la mer se retire vers le levant, et que dans trois ou quatre siecles Venise sera jointe à la terre ferme.

Nous nous debarcames à Ancone au vieux lazaret, où on nous condamna à une quarantaine de vingt huit jours, parceque Venise avoit admis après une quarantaine de trois mois l’équipage de deux vaisseaux de Messine, où recemment il y avoit eu une peste. J’ai demandé une chambre pour moi, et F. Steffano qui m’en sut un gré infini ; et j’ai loué des juifs un lit, une table, et quelques chaises, dont je devois payer le loyer à la fin de la quarantaine : le moine n’a voulu que de la paille. S’il avoit pu deviner que sans lui je serois peut être mort de faim, il ne se seroit pas, peut être tant glorifié de se voir logé avec moi. Un matelot, qui esperoit de me trouver genereux, me demanda où étoit ma mâle ; lui ayant répondu que je n’en savois rien, il se donna beaucoup de peine pour la trouver avec maitre Alban, qui me fit rire quand il vint me demander mille