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J’y suis entré au commencement de Mars. J’avois passé la nuit entre mes deux femmes, qui comme madame Orio, et M. Rosa ne pouvoient pas se persuader qu’un garçon de mon humeur put avoir tant de docilité. Elles arroserent le lit de leurs larmes melées avec les miennes.

La veille de ce jour j’ai porté à Madame Manzoni en depot sacré tous mes papiers. C’etoit un gros paquet que j’ai retiré des mains de cette respectable femme quinze ans après. Elle vit encore agée de quatre vingt dix ans et bien portante. Riant de tout son cœur de la betise qu’on avoit de me mettre au college, elle me soutint que je n’y resterois qu’un mois tout au plus — Vous vous trompez madame : j’y vais avec plaisir, et j’y attendrai l’eveque — Vous ne connoissez ni vous meme, ni l’eveque avec le quel vous ne resterez pas non plus.

Le curé m’accompagna au seminaire ; mais à la moitié du voyage il fit arreter la gondole à S. Michel à cause d’un vomissement qui me prit qui paroissoit me suffoquer. Le frere apoticaire me rendit la santé avec l’eau de Melisse. C’etoit l’effet des efforts amoureux que j’avois fait toute la nuit avec mes deux anges, que je craignois d’avoir entre mes bras pour la derniere fois. Je ne sais pas si le lecteur sait ce que c’est qu’un amant qui prenant congé de l’objet qu’il aime craint de ne plus le revoir. Il fait le dernier compliment, et apres l’avoir fait il ne veut pas que ç’ait eté le dernier, et il le renouvelle jusqu’à ce qu’il voit son ame distillée en sang

Le curé m’a laissé entre les mains du recteur. On avoit deja porté ma mâle et mon lit dans le dortoire, où je suis entré pour y laisser mon manteau, et mon chapeau. On ne me mit pas dans la classe des adultes parceque malgré ma taille je n’en avois pas l’age. J’avois la vanité de conserver encore mon poil folet : c’etoit un duvet que je cherissois parcequ’il ne laissoit pas douter de ma jeunesse. C’etoit un ridicule ;