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j’etois faché pour elles. Je leur propose d’aller se coucher, et de dormir tranquillement, les assurant de mon respect ; mais cette proposition les fait rire — Que ferons nous à l’obscur ? — Nous causerons.

Nous etions quatre ; il y avoit trois heures que nous parlions, et j’etois le protagoniste. heros de la piece. L’amour est grand poete : sa matiere est inepuisable ; mais si la fin à la quelle il vise n’arrive jamais, il morfond comme la pâte chez le boulanger. Ma chere Angela ecoutoit ; et n’etant pas grande amie de la parole, répondoit peu : elle n’avoit pas l’esprit brillant : elle se piquoit plustot de faire parade de bon sens. Pour affoiblir mes argumens, elle ne crachoit souvent qu’un proverbe, comme les romains lançoient la catapulte. Elle se retiroit, avec la plus desagréable douceur elle repoussoit mes pauvres mains toutes les fois que l’amour les appeloit à son secours. Malgré cela je poursuivois à parler, et gesticuler sans perdre courage. Je me trouvois au desespoir lorsque je m’apercevois que mes argumens trop subtils au lieu de la convaincre l’etourdissoient, et au lieu d’attendrir son cœur l’ebranloient. J’etois tout étonné de voir sur les physionomies de Nanette, et de Marton l’impression resultante des traits que je lançois en droite ligne à Angela. Cette courbe metaphysique me sembloit hors de nature : ç’auroit dû être un angle. Malheureusement j’etudiois alors la géometrie. Malgré la saison je suois à grosses gouttes. Nanette se leva pour porter dehors la chandelle, qui mourant à notre presence nous auroit infectés.

À la premiere apparition des ténèbres mes bras s’elevent naturellement pour se saisir de l’objet necessaire à la situation actuelle de mon ame ; et je ris de ce qu’Angela avoit saisi l’instant d’avance pour s’assurer de n’être pas prise. J’ai employé une heure à dire tout ce que l’amour pouvoit inventer de plus gai pour la persuader à venir se remettre sur le meme siege. Il me paroissoit impossible que cela pût être tout de bon. Ce badinage, lui dis-je à la fin, est trop long : il est contre nature : je ne peux pas courir après vous, et je m’etonne de vous entendre rire : dans une conduite si etrange il semble que vous vous moquez de moi. Venez donc vous asseoir. Devant vous parler sans vous voir, au moins mes mains doivent m’assurer que je ne parle pas à l’air. Si vous vous moquez de moi, vous devez sentir que vous m’insultez, et l’amour, je crois, ne doit pas être mis à l’epreuve de l’insulte. — Eh bien ! Calmez vous.