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LE POMMIER ET LE GUI[1]


Un pommier mûrissait ses fruits. Les pommes tombaient, ramassées par les passants, les uns louant leurs qualités, les autres les méprisant, celui-ci remplissant ses poches, cet autre les rejetant toutes. Personne ne pensait au pommier. Le gui, sur la branche de l’arbre, assistait à ces scènes, et, mécontent de l’ingratitude des hommes, il dit au pommier : « Tu es d’une faiblesse stupide, de ne pas cesser de donner des fruits à de pareils ingrats, ou bien encore es-tu peut-être un être de générosité surnaturelle, incompréhensible ? Pour moi je préfère, ma nature : on me laisse mes fruits, et, si je ne suis utile à rien, du moins n’ai-je pas à m’irriter contre les ingrats. — Tu me juges mal, répondit le pommier ; je ne mérite ni ton mépris, ni tes louanges. Ma raison d’être est de donner des pommes ; si je cessais de produire, ma vie s’éteindrait. J’ignore le sort de mes fruits, ma vie seule m’intéresse, et, fait pour donner, je donne. Toi-même, sur moi perché, tu me dois la vie et ne t’en aperçois pas. Continue ton indifférence, et laisse-moi jusqu’à ma mort remplir la mission que la nature m’a imposée. »




  1. Copie communiquée par Mme Marguerite Carrière.