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« Tu t’es levé bien matin ; je crois que tu as passé la nuit en garouage. Qui es-tu ? Réponds donc, vilaine bête ! »

Le charretier noir ne disait mot ; mais arrivé dans la côte, au lieu de faire un demi-cercle pour entrer dans le village, il s’avança tout droit, et disparut dans le précipice.

Les charretiers prirent cette vision pour un avertissement, et depuis ce temps ils se dépêchèrent plus le samedi et ne furent jamais obligés de travailler le dimanche.

Mais ce que tout le monde des Forges et des environs a entendu, ce que j’ai moi-même entendu mille fois de mes oreilles, c’est cette voix mystérieuse qu’on a appelé le beuglard ! Cette voix se faisait entendre tous les soirs et souvent même pendant le jour ; elle semblait venir de quelqu’un qui planait dans l’air. Tantôt elle paraissait s’approcher, tantôt elle s’éloignait ostensiblement, et criait sans cesse comme un homme en peine : ha-ou ! ha-ou ! Il n’est pas un sucrier que le beuglard n’ait fait pâlir cinq cents fois dans sa cabane.

Mon frère aîné était employé à bucher à une certaine distance des Forges. Un samedi il s’en revint pour recevoir la paye et monter de la nourriture ; puis, dès le lendemain matin, dimanche, il partait avec deux compagnons pour retourner au chantier. Quand vint l’heure de la messe, les trois jeunes gens ne pensèrent pas à s’arrêter ni à prier ; ils continuèrent leur route. Bientôt, cependant, ils commencèrent à entendre le beuglard ; mais comme il paraissait loin, bien loin, et que tous trois l’avaient entendu bien des fois, ils y firent peu d’attention. Au bout d’un moment, ils s’aperçurent que le beuglard approchait rapidement, tout en criant comme à l’ordinaire : ha-ou ! ha-ou ! Ils continuèrent à marcher sans rien dire. Mais le beuglard approchait toujours, et il vint un moment il ne paraissait plus qu’à un demi arpent ; ses cris de ha-ou ! ha-ou ! retentissaient alors d’une manière effrayante au milieu des grands arbres qui les environnaient. Pâles, les cheveux